Le team manager de Leopard Racing évoque au cours d’une interview la fin de saison à suspense dans le Championnat du monde Moto3, où son pilote Jaume Masiá est encore en lice pour le titre, à quatre manches du terme. Depuis la Thaïlande, théâtre de la 17e manche annuelle, il évoque ce moment crucial de la saison et dessine les contours de la prochaine.
Miodrag, on entre dans le moneytime de cette fin de saison 2023. Comment l’équipe aborde-t-elle les quatre manches restantes ?
On a traversé une période en août, lors des Grands Prix de Grande-Bretagne et d’Autriche, où Jaume (Masia) a connu deux courses sans marquer de points. À ce moment-là, je ne dis pas qu’on perdait espoir, mais on voyait avec plus de difficultés la probabilité de se retrouver en position de se battre pour gagner le championnat. Avec les résultats que l’on a obtenus après l’Autriche, que ce soit à Saint-Marin, en Espagne, puis au Japon et en Inde, où Jaume a enchaîné deux victoires de suite, cette possibilité est revenue. Mais ce n’est pas encore gagné, loin de là, car on a perdu pas mal de points sur les deux dernières courses. On en perd parfois sur Holgado, et puis on en gagne sur Sasaki (N.D.L.R. Les deux plus proches poursuivants de Jaume Masia au championnat), et ainsi de suite… Mais il y a d’autres acteurs qui sont encore dans le jeu. Mathématiquement il y a cinq pilotes, plus ou moins, capables de gagner ce championnat. Il reste 100 points à distribuer, et le cinquième (Deniz Öncü) est à 37 points du premier. Ce n’est pas facile, il faut se concentrer et travailler très dur.
Au niveau des conditions météorologiques, à quoi faut-il s’attendre lors de ce dernier week-end d’octobre sur la piste du circuit de Buriram ?
On ne sait pas encore comment va être la piste ce dimanche. Aujourd’hui (N.D.L.R. Interview réalisée le mercredi 25 octobre),on a eu de la pluie trois fois dans la journée, par exemple. Il peut pleuvoir, il peut ne pas pleuvoir, mais quand il pleut c’est sûr que c’est pour tout le monde. On a vu que nos deux pilotes étaient forts sous la pluie, mais c’est toujours une loterie.
La météo en Australie ne fut pas non plus une alliée pour les pilotes…
Il y avait surtout de fortes rafales, c’est ce qui a notamment entraîné le changement de programme concernant la catégorie MotoGP. À un moment donné, à l’heure où la course aurait dû avoir lieu, il y avait des rafales à quasiment 70 km/h. Donc c’était faire prendre des risques aux pilotes. En Moto3, on a couru à 10 h le matin, il y avait du vent, mais pas beaucoup, par contre on a eu droit à des pluies torrentielles. La course n’a pas été arrêtée, mais on n’y voyait pas grand-chose, et il faisait également très froid. Quand Jaume Masia est revenu au box, il était gelé, l’eau était entrée partout, dans ses bottes, à travers sa combinaison… C’était la même chose pour tout le monde, mais certains le ressentent plus, d’autres moins. Et donc il y a aussi cette pression quand on est leader du championnat, on se dit qu’il ne faut pas faire d’erreurs, ne pas perdre de points. Sasaki était à l’attaque, il a essayé de gagner, mais à un moment donné il n’a pas pris tous les risques non plus face à Öncü. Pour ce dernier, c’était la dernière chance de pouvoir rester accroché au championnat, cela passait ou cassait… De notre côté, Adrian Fernandez, notre nouveau pilote, était très bien jusqu’à cinq tours de la fin, où il a commis une petite erreur. Il s’en est beaucoup voulu, car on aurait pu reprendre des points à Sasaki, mais c’est ainsi.
Après la Thaïlande il y aura la Malaisie, puis le Qatar. Ce sont des tracés qui vous réussissent plutôt bien ?
Oui, d’habitude, on y récolte de bons résultats. Et puis il restera Valence pour terminer. Là-bas, c’est un peu plus compliqué pour Masia, car même si Jaume est originaire de la région, ce n’est pas sa piste préférée.
« Tomber serait une catastrophe »
Comme souvent, c’est la régularité qui va être la clé dans l’obtention du titre ?
C’est sûr, oui. Mais on a vu que chacun a eu ses problèmes et ses malheurs cette saison. Sasaki a connu trois courses sans marquer de points (Argentine, USA, Indonésie), Jaume également, Holgado c’est pareil. Maintenant, il faut être régulier et prendre des points. Ce n’est pas évident, car il faut se battre pour être dans le top 3, pour ne pas perdre de points, tout en faisant attention à ne pas faire d’erreurs. Et surtout ne pas tomber, car ce serait une catastrophe. Si on perd 25 points d’un coup par rapport à son concurrent principal, c’est difficile. On a seulement 4 points d’avance sur Ayumu Sasaki, ce n’est pas beaucoup…
On a également l’impression qu’en fin de saison, l’aspect psychologique a une importance capitale si l’on veut empocher le titre, c’est aussi une guerre des nerfs ?
Si Jaume fait un bon résultat en Thaïlande, le ciel peut se dégager. On a tous un peu la pression, car on a envie de gagner, les autres aussi, sans doute Holgado et Sasaki sont-ils sous pression également, Öncü et Alonso un peu moins. On a une bonne moto, les KTM aussi, on a un bon pilote, ils ont de bons pilotes, et tout se joue au mental ensuite. Si Jaume se sent bien, il est capable de gagner en Thaïlande. Il aurait même dû gagner en Australie. Au warm-up, il a fait le meilleur temps, il est revenu au box, mais il avait froid. C’est étonnant, car aucun pilote, mis à part Ricardo Rossi, n’avait pris sa combinaison de plastique, ce qu’on met au-dessus de sa combinaison pour se protéger de la pluie. Et c’est dommage parce que certains souffrent plus du froid que d’autres.
« Depuis 2022, Sasaki est un concurrent coriace »
En reparlant de Ayumu Sasaki, vous attendiez-vous à ce que le pilote japonais soit dans le rôle du challenger le plus solide jusqu’ici ?
Déjà l’année dernière, c’était un concurrent coriace. On attendait beaucoup de lui en début de saison, puis il est tombé en Argentine et aux États-Unis, et cela l’a fait reculer au rang des outsiders. Mais il est revenu, et c’est le seul parmi les cinq prétendants au titre à ne pas avoir remporté de course. Nous ne sommes pas étonnés qu’il soit là, on ne l’est pas non plus pour Holgado ni Öncü. Nous le sommes un peu plus pour Alonso, qui malgré son statut de rookie est actuellement 4e, avec trois victoires cette saison, ce qui est énorme.
Adrian Fernandez est venu remplacer Tatsuki Suzuki lors du Grand Prix d’Indonésie. Pourquoi avoir choisi de remplacer le Japonais avant la fin de saison ?
On attendait beaucoup plus de Tatsuki, surtout après sa victoire en Argentine. Nous nous sommes alors dit « c’est très bien, c’est son année, il commence à briller ». Et puis il s’est complètement écroulé. On a discuté avec lui, et on lui a rappelé qu’il fallait qu’il apporte quelque chose à l’équipe et soutienne Jaume Masia. On aurait pu s’en séparer avant, on a attendu, et puis il y a eu trop de courses où il n’a pas marqué de points. Nous voulions nous séparer dans de bonnes conditions et ne pas être trop durs avec lui. D’ailleurs, on l’a laissé courir le GP du Japon chez lui, puis on lui a dit qu’on préférait faire rouler un pilote qui serait avec nous l’année prochaine. Il valait mieux entraîner Adrian Fernandez pour 2024, même sans points, plutôt que de conserver Suzuki qui va aller d’ailleurs remplacer Sasaki dans une équipe concurrente. C’était un choix logique finalement. Adrian a démontré qu’il pouvait se battre avec le groupe de devant, et il a pris 11 points en Australie, ce qui est important.
Avec 3 victoires cette année, Jaume Masiá réalise une des meilleures saisons de sa carrière. Après son premier passage chez Leopard, pourquoi est-il parti chez KTM Ajo avant de finalement revenir chez vous après deux saisons ?
C’était un choix assez difficile à faire. En 2020, qui fut une année compliquée avec le covid, nous avions dans l’équipe Jaume et Dennis Foggia, et les deux avaient un contrat d’un an. Nous avions à l’époque l’équipe junior, et Xavier Artigas avait un contrat pour piloter chez nous en 2021. Il a donc fallu choisir entre Masia et Foggia. À l’époque, Masia était un peu meilleur, mais Foggia était en train d’arriver aussi. Ce n’était pas facile, on se demandait si avoir deux Espagnols était le bon choix, ou alors un Italien et un Espagnol… Le choix s’est joué sur des petits critères. On a gardé Foggia, avec lui une année on termine deuxième, une autre troisième. Il aurait pu gagner le championnat, mais on ne sait pas si Masia l’aurait gagné à sa place. On ne s’est en tout cas pas quitté en mauvais termes avec Jaume. Et pour 2023, il n’y avait vraiment pas beaucoup de bons pilotes libres et avec de l’expérience. On a donc reparlé avec lui et on a décidé de le reprendre. Il était également content de revenir chez nous après son passage chez KTM.
« On a toutes les KTM contre nous ! »
En parlant de KTM, c’est une véritable armada autrichienne qui se dresse face à vous dans ce championnat…
On a toutes les KTM contre nous ! Même si les motos s’appellent GasGas, CF Moto, ou Husqvarna. Ce sont toutes des équipes qui courent pour KTM et qui ne veulent pas qu’une Honda gagne. Ils vont sûrement tout faire pour aider Sasaki ou Holgado à gagner ce championnat. On est un peu seuls, et ce n’est pas évident. C’est pour cela qu’à côté de Jaume Masia, on a besoin d’un Adrian Fernandez pour le protéger.
Le duo de pilotes Leopard sera 100 % espagnol en 2024, avec Adrian Fernandez et Angel Piqueras. Comment êtes-vous parvenu à la conclusion que c’est la doublette idéale pour l’équipe ?
C’est difficile aussi. J’en reviens à KTM, mais pour évoquer le sujet des jeunes pilotes, ils investissent beaucoup sur les jeunes talents. Que ce soit en Rookies Cup, où ils sont beaucoup à suivre la filière KTM, dans le championnat junior, où ils ont une équipe comme le Team Aspar, qui leur fournit de jeunes pilotes. Ce n’est pas facile de trouver un jeune pilote talentueux ET libre ! On a eu de la chance d’avoir trouvé Piqueras, qui est vainqueur de la Rookies Cup cette année, ainsi que du CEV junior, donc c’est un double champion qui arrive chez nous. Concernant Adrian, on l’avait pris en remplacement de Suzuki qui était blessé et avait manqué deux courses, en Allemagne et aux Pays-Bas. On a vu alors du potentiel en lui, même lors de ses passages chez Tech3 et Husqvarna. Ensuite, avec les problèmes que son frère a connus avec KTM (N.D.L.R. Raul Fernandez qui pilote actuellement chez RNF Aprilia en MotoGP, mais fut longtemps dans le giron de KTM), il s’est retrouvé persona non grata et sans guidon, alors qu’il a du potentiel. On a parlé avec beaucoup de personnes qui le connaissent, qui le voient à l’entraînement, ses anciens mécaniciens…
Pour en revenir à Piqueras, on le dépeint dans son pays d’origine comme un petit prodige. Peut-il avoir une trajectoire à la Pedro Acosta ?
C’est possible, même si Pedro Acosta est un cas exceptionnel. Il s’est tout de suite trouvé bien dans son équipe, et dans sa tête tout allait bien. Enfin, on peut dire que cette année-là, en 2021, il l’a gagné et nous l’avons perdu, car il y a eu quelques erreurs. Que ce soit du côté de Foggia, de la moto… Piqueras a démontré qu’il était très fort, mais les règlements et les motos vont changer l’année prochaine, avec des mises à jour. On ne sait pas si Honda va nous apporter une moto compétitive comme on le souhaiterait pour pouvoir se battre à armes égales avec KTM. Ils nous ont dit qu’ils y travaillaient, mais on n’a encore rien pu essayer alors que KTM, cela fait deux ans qu’ils sont sur le programme Moto3 pour 2024.
Cela risque donc d’être encore plus compliqué la saison prochaine pour les motos de la marque nipponne ?
Cela peut être compliqué. On a discuté avec Honda, et ils nous ont assuré qu’ils ont travaillé sur le moteur, sur la moto. On en saura plus après le Grand Prix de Valence, où on essaiera de nouvelles pièces durant les tests. Espérons qu’ils ont bien travaillé, mais on leur fait confiance. Pour en revenir à Piqueras, en Rookies Cup, il a gagné sur KTM et le championnat junior sur Honda, cela n’arrive pas par hasard. Il mérite de passer en Moto3 malgré son jeune âge, et il nous démontrera ce qu’il est capable de faire.
Pour en revenir à ce week-end australien qui fut assez fou du début à la fin, il y a eu également la victoire de Johann Zarco en MotoGP. Vous avez dû être heureux d’assister à la victoire d’un compatriote ?
Bien sûr, oui ! Je suis très content pour lui, d’ailleurs on a voyagé ensemble pour venir en Thaïlande. Il s’impose dans une course qui n’était pas facile, face à Jorge Martin, Pecco Bagnaia, des gars qui jouent le Championnat du monde. Il a su bien gérer la course.
« Le calendrier 2023 a été très mal fait »
Cette saison, 20 Grands Prix composent le calendrier du championnat, l’an prochain ce sera 22. N’est-on pas en train d’arriver à une limite à ce niveau ?
Le calendrier 2023 a été très mal fait, je pense. Je ne sais pas comment ils l’ont fait ni pourquoi. On s’est retrouvés – à cause de l’absence du Grand Prix du Kazakhstan (N.D.L.R. Prévu le 9 juillet et annulé) –, avec un mois de juillet sans aucune course. Et aussi avec des périodes longues de trois semaines sans course, et à partir de septembre, on se retrouve avec neuf courses en trois mois ! Ce qui est énorme, surtout avec des courses très loin d’Europe en fin de saison, qui sont fatigantes, éprouvantes même pour les pilotes, les mécaniciens et les ingénieurs. Le calendrier, tout le monde s’en plaint. En 2024, il sera un peu différent, le Qatar revient au début de l’année après les travaux qui ont eu lieu sur le circuit cette année pour la F1. Au niveau de la logistique, c’est compliqué aussi, il faut trouver les bons avions, les bonnes compagnies… Pour l’Indonésie j’ai mis 35 heures avant d’arriver au circuit, ce n’est pas facile. L’année prochaine cela devrait être un peu mieux, même s’il aurait été préférable selon moi de rapprocher aussi le Japon avec l’Indonésie, et d’avoir deux fois trois courses, au lieu d’avoir deux courses, puis une course, et ensuite trois courses. C’est de plus en plus long en tout cas. La MotoGP suit un peu ce que fait la Formule 1 en ajoutant des courses. Au niveau des finances c’est bien, mais cela coûte aussi beaucoup aux équipes, et ce n’est pas toujours redistribué comme cela devrait l’être.
On ne pouvait pas terminer cette interview sans évoquer avec vous la Scuderia Ferrari qui vous est chère. Que pensez-vous de l’arrivée à sa tête de Frédéric Vasseur ? La dernière fois qu’un Français arrivait à la tête de l’écurie, vous étiez au cœur de la machine…
Je connais Frédéric, qui est un grand travailleur, quelqu’un qui s’implique complètement. On a vu ce qu’il avait fait avec l’équipe ART d’où sont sortis de très bons pilotes, notamment Hamilton, Leclerc… Cependant, le comparer avec Jean Todt parce qu’il est Français, je trouve que cela n’a pas de sens, car c’était une autre époque. La situation était complètement différente, et Frédéric arrive dans une période qui est peut-être plus difficile que lorsque Jean Todt est arrivé. À ce moment-là, Ferrari était au fond du trou, il fallait remonter. Il fallait prendre les bonnes personnes, et leur donner des assurances, les rassurer, en leur disant « regardez on a un projet, on est soutenus, on va aller de l’avant ». C’est ce qu’a réussi à faire Jean Todt qui avait le soutien de Luca Di Montezemolo, d’Agnelli… Il a su faire venir Philip Morris qui était alors beaucoup plus impliqué chez McLaren, et il les a complètement détournés vers Ferrari ; il a aussi fait venir Shell… L’argent est arrivé, après il fallait faire venir les hommes. Il a réussi à convaincre Schumacher, Ross Brawn, qu’on connaissait depuis l’époque Jaguar Silk Cut, ainsi que Rory Byrne. Et ce sont ces deux hommes qui ont su, à leur tour, faire venir les ingénieurs qu’il fallait afin de redémarrer la machine qui était enrayée. D’autres soutiens en Italie étaient importants, comme le directeur du personnel de chez Ferrari, qui l’a complètement appuyé. Frédéric Vasseur arrive dans une équipe où il ne bénéficiera peut-être pas des mêmes soutiens, c’est cela qui est difficile. Il a peut-être celui de John Elkann (N.D.L.R. Le président de Ferrari),de Benedetto Vigna (CEO), mais jusqu’où et quand ? Quand on revoit le documentaire de Canal+ consacré à Jean Todt, réalisé par Amandine Morhaïm, on évoque le fait que dans le contrat de Schumacher, il y avait une clause qui disait que si Todt partait, il pouvait s’en aller aussi. Jean Todt était indélogeable. Je souhaite beaucoup de chance à Fred, mais c’est un travail très difficile. Quand on veut débaucher de très bons ingénieurs, les gars sont souvent en Angleterre, autour d’eux il y a Mercedes, Red Bull, toutes les autres écuries, ils peuvent changer d’équipe sans avoir à faire déménager leur famille, changer leurs enfants d’école… Donc pour les faire venir à Maranello, l’Italie est certes un très beau pays, mais il faut leur donner des garanties sur la durée. Ce n’est pas évident, Frédéric fait de gros efforts, mais c’est dur, c’est un gros pari. J’espère pour lui qu’ils réussiront, mais aussi pour Ferrari, car je suis toujours un grand tifoso et je le resterai toujours.
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