Vous êtes née en Chine en 1963, pouvez-vous nous raconter votre enfance et comment vous avez été initiée au tennis de table ?
Je suis née à Shanghai, et dans cette ville, on bénéficiait de bonnes conditions au niveau scolaire. À cette époque, ce n’est pas toutes les familles qui avaient la télévision à la maison, mais chez nous, je pouvais voir à la télé les grandes compétitions internationales qui se déroulaient en Chine. Je trouvais ça très intéressant et j’ai commencé à aimer le tennis de table. Et j’ai ensuite eu l’opportunité à 7 ans de rejoindre l’équipe de l’école, qui était une très bonne équipe.
C’était votre décision de rejoindre cette équipe ?
Absolument oui, même si ce n’était pas facile d’intégrer l’équipe. Il y avait tellement de compétition, et tellement de joueurs intéressés pour en faire partie. La sélection était très rude. Et j’ai été très chanceuse d’avoir été sélectionnée.
Chanceuse ou talentueuse ?
(Rires) Vous avez raison, j’étais un peu talentueuse.
Comment étiez-vous au niveau de l’ambition, vous vouliez tout le temps gagner ?
Oui, c’est ma personnalité. J’étais très sérieuse, très responsable. Je voulais être une bonne joueuse, une bonne étudiante. J’ai toujours donné le meilleur de moi-même. Après trois ans, je suis allée dans une école spéciale, seulement cinq enfants de mon âge avaient été sélectionnés pour en faire partie, sur des millions ! J’avais 12 ans à cette époque, et je voulais déjà devenir championne du monde. Pour moi, c’était normal d’avoir cette ambition, j’étais très motivée. Mais j’ai eu des problèmes en raison de ma taille, certains me trouvaient trop petite à l’école et jugeaient que je n’avais pas d’avenir dans le tennis de table. Cela m’a encore plus motivée.
C’était difficile à 12 ans de quitter sa famille pour aller à l’école ?
Tous les samedis, je pouvais rentrer à la maison, et je n’oublierai jamais l’image de mon père qui portait ma grosse valise la première fois où je suis allée à l’école. Je devais changer deux fois de bus pour y aller, ce n’était pas loin, mais pas très près non plus. J’étais content que mon père m’accompagne. J’étais excitée, mais aussi très nerveuse. Quand j’étais là-bas, au début, je ne savais pas comment laver mes vêtements ! J’ai eu la chance de rencontrer de bons amis, qui étaient déjà là-bas depuis deux ans et qui m’ont aidée. Ils avaient plus d’expérience que moi, mais lentement je les rattrapais. On se levait à 6h du matin, on prenait le petit-déjeuner, ensuite l’école, ensuite le déjeuner, puis l’entraînement. Et ensuite les devoirs pour l’école, et à 22h on allait se coucher ; c’était des journées très intenses. Je rentrais donc le samedi à la maison, mais je repartais déjà à l’école le dimanche soir. Je revenais les poches pleines de bonbons et de chocolats (rires).
Combien de temps êtes-vous restée dans cette école ?
Deux ans. Quand j’ai eu 14 ans, j’ai rejoint l’équipe professionnelle de Shanghai.
À 19 ans, vous remportez le double mixte lors des championnats du monde de Tokyo. Quels sont vos souvenirs de ce premier grand moment de votre carrière ?
Je m’en souviens encore très bien. J’étais très excitée et nerveuse, j’ai été sélectionnée dans l’équipe de Chine en 1979, et jusqu’en 1982, je n’ai pas eu l’opportunité de disputer de grandes compétitions internationales. Mais je me suis entraînée jusqu’à devenir la numéro 2 en Chine. Et là, j’ai enfin été sélectionnée. Ce fut très difficile, car là encore on me disait que j’étais trop petite, j’ai dû en faire deux fois plus que les autres pour en arriver là. Au moment où je faisais partie de l’équipe nationale, je ne pouvais rentrer chez moi qu’une seule fois par an ! Et encore, je ne savais jamais à quel moment, je ne pouvais rien prévoir. Il n’y avait aucune distraction, pas de Nouvel An, pas de vacances, pas de festival, pas de Noël, seulement des entraînements, encore et toujours.
Quand vous repensez à cette époque, les souvenirs sont positifs ou il y a eu des moments plus tristes ?
Plus tristes. Parce que c’était des temps difficiles, il fallait des résultats rapidement. On était toujours en compétition les uns contre les autres. Il fallait être bon à tous les niveaux : mental, technique, stratégique… Mais tout cela m’a aidée à devenir la personne et la joueuse que je suis maintenant. Je dis souvent que je ne sais pas si j’aurais réussi la même vie une deuxième fois, ce n’était vraiment pas facile. Le problème aussi, c’était la jalousie des autres joueurs, tout le monde avait ses objectifs. Parfois j’avais des regrets, et je me demandais : « Pourquoi je joue au tennis de table ? » Mais je ne pouvais pas changer, je ne pouvais pas abandonner. Je me disais : « Bats-toi, car beaucoup aimeraient être à ta place. » Je suis restée sept ans dans l’équipe de Chine et ce n’était vraiment pas facile.
Une fois ce titre remporté en 1983, qu’est-ce que cela a changé dans votre vie ?
Cela a fait une grande différence, oui. C’était l’objectif d’être championne du monde, j’ai dit que je le ferai, et je l’ai fait. Ce n’était pas facile. Et en Chine, cela change beaucoup de choses, on a des meilleures conditions de vie, tu n’as pas à t’inquiéter de ton futur. Mais toutes ces tensions internes à l’équipe, cela m’a fatiguée. Je voulais ensuite étudier. Remporter d’autres titres, finalement, cela ne m’intéressait pas, donc je suis allée à l’université, et je suis contente d’avoir eu cette opportunité.
Il y a eu un autre moment important dans votre carrière, c’est Göteborg en 1985…
C’était un moment triste, j’ai perdu en finale ! C’était terrible, ma partenaire n’a pas joué le jeu, elle gardait toute son énergie pour sa finale en simple.
Comment, depuis la Chine, êtes-vous arrivée au Luxembourg ?
À une époque, la Chine s’est ouverte, et les choses sont devenues différentes. Plein de gens sont partis, mais je n’avais pas envie de quitter ma famille. J’ai eu l’opportunité de partir, le tennis de table m’avait apporté beaucoup de joies là-bas, mais aussi beaucoup de souffrance, et j’en ai eu assez. Je suis allée en Allemagne d’abord. Là-bas, je gagnais tous mes matchs, j’étais heureuse. Et j’ai fait la connaissance de Heinz Thews, qui me connaissait depuis 1983 car j’avais à l’époque battu la championne d’Europe. Pourtant, les Chinoises en avaient vraiment peur ! Et quand Heinz Thews a su que j’étais en Allemagne, via des amis, il m’a fait venir au Luxembourg.
Avec le Luxembourg, vous remportez deux titres de championne d’Europe en 1998 et 2002. L’objectif était rempli ?
En fait, en 1996, 1997 et 1998, j’avais déjà gagné trois fois consécutivement le Top 12 européen. J’aurais pu établir un record en le remportant une quatrième fois, mais pas de chance, j’ai perdu. Je me sentais fière, bien sûr, de toutes ces victoires obtenues pour le Luxembourg. Ici, on me traitait bien, donc j’avais vraiment envie de donner le meilleur de moi-même.
Quelles ont été vos premières impressions quand vous avez découvert le Luxembourg ?
Très positives ! Je suis arrivée à Ettelbruck, et le président du club, Pierre Krause, qui était aussi le maire de la ville, m’a trouvé un logement et j’étais sa voisine. Sa sœur et lui m’ont vraiment beaucoup aidée, c’était des gens adorables, mais malheureusement, ils ne sont plus là pour en parler. Les gens ici ont tout de suite été très chaleureux avec moi. J’ai passé de très bons moments, c’était juste merveilleux. Ettelbruck, c’est comme une grande famille pour moi. Ils m’ont également cherché des sponsors, ils ont trouvé du travail à mon ex-mari, etc. Et moi, je pouvais m’entraîner. Ils ont tellement fait pour moi !
Quelle a été la plus grande déception de votre carrière ?
Je pense vraiment que c’était Göteborg en 1985. Car je ne pouvais rien faire pour éviter la défaite, je donnais le meilleur de moi-même, je n’ai jamais triché. Ce qu’avait fait ma partenaire à cette époque, c’était presque comme du sabotage.
On voit beaucoup de joueurs originaires d’Asie en tennis de table. Comment expliquer cette domination, c’est quelque chose de culturel ?
Ni Xia Lian : C’est très simple. Comme je l’ai dit, quand j’étais jeune, je m’entraînais six à sept heures par jour ! Et tous les jours ! Pour nous, cinq heures d’entraînement, c’est le minimum. Et quand on réussit au tennis de table en Asie, on réussit dans la vie. Il y a aussi une bonne structure, avec des entraîneurs, des physiothérapeutes, c’est une politique ambitieuse qui est menée. Ce sont des conditions totalement différentes. Là-bas, quand on est champion, c’est pour toute la vie. Ici, en Europe, c’est différent.
Tommy Danielsson : En Chine, le tennis de table est le sport national. Ici, c’est le football, c’est différent. C’est aussi important pour l’éducation là-bas.
Ni Xia Lian : En 1998, quand j’ai remporté le titre de championne d’Europe, il n’y avait même pas de prize money ! Je n’ai pas eu un franc.
Tommy Danielsson : Les gens en Chine croyaient qu’elle avait gagné des millions (rires).
Est-ce que vos enfants jouent au tennis de table ?
Ni Xia Lian : Non, ils jouent pour le plaisir seulement.
Tommy Danielsson : C’est difficile pour les enfants quand vous avez une mère autant impliquée dans son sport. C’est dur de suivre la même vie, voire impossible. Mais c’est mieux qu’ils mènent leur vie comme ils l’entendent. Notre fils est un très bon physiothérapeute, notre fille veut être vétérinaire, elle aime beaucoup les animaux, ils font leur propre vie et ils sont heureux. Adopter le mode d’entraînement chinois en Europe, ce n’est pas facile.
Avez-vous déjà pensé à la retraite ?
Ni Xia Lian : J’y ai déjà pensé plusieurs fois, oui. Mais on a toujours réussi à me convaincre de continuer.
Tommy Danielsson : Elle a toujours besoin d’être en mouvement et de faire quelque chose. Et puis on prend tous les deux du plaisir grâce au tennis de table. On voyage, on voit plein de choses… Je pense qu’elle arrêtera quand le corps dira stop. On ne sait jamais, elle va avoir 58 ans, elle peut autant rester en forme quelques années qu’avoir un problème physique. On ne sait pas. On a besoin d’équilibrer les choses, d’évaluer les situations afin de ménager son corps tout en gardant un niveau de compétition acceptable. C’est la partie la plus difficile de notre travail, parfois il faut ralentir la cadence.
Ni Xia Lian : Je pense que c’est l’amour et la passion de mon sport qui me font continuer. Je suis quelqu’un de responsable, et la fédération ainsi que Tommy me donnent cet amour.
Tommy Danielsson : On ne se bat plus seulement pour remporter des titres, mais pour des grands moments, comme le match le plus long de l’histoire qu’elle a disputé, des qualifications olympiques… Il faut avoir des objectifs réalistes. Si on place la barre trop haut, on sera toujours déçu, et cela n’est pas possible.
Revenons d’ailleurs sur ce fameux match…
Ni Xia Lian : Je n’abandonne jamais (rires). C’était en Autriche en 2017, à Linz, et cela a duré 1 heure 32 minutes et 44 secondes. C’est le match le plus long de l’histoire moderne du tennis de table. J’avais du mal à tuer le match, en plus c’était la 13e joueuse mondiale, et moi à cette époque j’étais 63e.
Avec Sarah De Nutte, vous formez le double de référence de l’équipe nationale. Comment se passe la relation entre vous deux ?
Ni Xia Lian : Même si j’ai moins joué le double ces deux dernières saisons en raison des qualifications olympiques, nous avons une bonne relation. On est très heureuse quand on joue ensemble.
Tommy Danielsson : Ce sont bien sûr deux joueuses de générations différentes. Ni Xia Lian pourrait être sa mère, mais Sarah a besoin de Xia Lian, tout comme Xia Lian a besoin de Sarah. Elles sont très importantes toutes les deux pour l’équipe. L’harmonie dans cette équipe, avec Danielle Konsbruck également, est une des meilleures au monde, et ce n’est pas facile à créer. L’esprit d’équipe est au top.
Mis à part le tennis de table, quelles sont vos autres passions dans la vie ?
Ni Xia Lian : Ma famille est très importante. J’aime prendre soin de tout le monde, j’aime écouter de la musique, m’occuper de ma maison et de mon jardin.
Tommy Danielsson : On a beaucoup de fleurs à la maison (rires).
Ces deux passionnés de tennis de table sont en couple à la ville comme au tennis de table depuis une vingtaine d’années. Une relation dans laquelle Tommy et Xia Lian s’épanouissent totalement et qui permet à la pongiste de se maintenir depuis tant d’années au niveau international.
Comme son épouse, Tommy Danielsson possède également un parcours atypique dans le tennis de table comme dans la vie. Né en Suède à Sölvesborg en 1959, Tommy a défendu les couleurs de son pays natal lors des championnats d’Europe en 1978. À la fin des années 70, il rencontre Karen, joueuse de tennis de table australienne. Il poursuit donc sa carrière internationale sous les couleurs de l’Australie, notamment lors des championnats du monde de tennis de table en 1979, 1981 et 1987.
En 1981, il remporte les championnats d’Océanie en double et atteint la finale en simple. Cinq ans plus tard, c’est en simple qu’il est titré meilleur joueur du continent océanien, mais doit cette fois s’incliner en finale du double. Il participe dans le même temps deux fois à la Coupe du monde, en 1984 à Kuala Lumpur, et en 1985 à Foshan, en Chine. C’est ensuite du côté de l’Allemagne que la carrière de Tommy Danielsson prend une autre tournure.
Il acquiert la nationalité allemande en juillet 1990 et joue successivement dans les clubs du TTC Plaza Altena, au Spvg Steinhagen, puis au MTG Horst-Essen, club qui devient champion de 2. Bundesliga Nord en 1994-95. En 1996, Tommy prend la direction du Team Galaxis Lübeck, avec lequel il grimpe en 1. Bundesliga en 1997-98. En parallèle de ses expériences outre-Moselle, il devient également entraîneur, et c’est dans cette fonction qu’il débarque au Grand-Duché en tant qu’entraîneur national à partir d’août 1995.
La rencontre avec Ni Xia Lian
C’est à ce moment que Tommy et Xia Lian font connaissance au sein de l’équipe nationale, avant que leur relation, d’abord professionnelle, ne prenne une autre tournure quelques années plus tard : « Je suis venu au Luxembourg, et ensuite je suis retourné en Allemagne. Elle m’a suivi dans le même club. Et en 2001, on s’est mis en couple avant d’emménager ensemble en 2002. Maintenant, ça fait 19 ans qu’on est ensemble », se remémore Tommy.
La relation entraîneur-joueuse et mari et femme devient donc fusionnelle, et le couple donne naissance à deux enfants : « J’ai de la chance d’avoir Tommy, sans lui, tout cela aurait été impossible. C’est lui qui me donne le courage et la confiance de continuer. Il est d’une grande aide », explique Ni Xia Lian. « C’est toute une organisation familiale construite autour de Ni Xia Lian, car on ne peut pas laisser les enfants se débrouiller tout seuls non plus, mais le puzzle fonctionne très bien », ajoute Tommy.
Tellement complices, il peut arriver que Xia Lian et Tommy jouent ensemble au tennis de table jusque minuit, répétant les gammes pour que la joueuse maintienne un niveau d’exigence nécessaire si elle veut toujours évoluer au plus haut niveau. Tommy ne tarit pas d’éloges en tout cas au sujet de son épouse : « Elle montre la voie à suivre aux jeunes joueurs, avec son comportement et l’application dont elle fait preuve à l’entraînement. Souvent, lors des compétitions, d’autres joueuses lui demandent : ‘Quand vas-tu prendre ta retraite?’ (Rires) Tout le monde veut qu’elle arrête, car elle arrive à être toujours compétitive. »
La retraite, ce n’est évidemment pas pour tout de suite pour Ni Xia Lian et Tommy Danielsson, qui aiment encore trop leur sport pour quitter la scène. Dans quelques mois, ils se rendront du côté de Tokyo, là où, 38 ans plus tôt, Ni Xia Lian avait décroché son titre de championne du monde. L’entraîneur et sa protégée n’excluent en tout cas pas une présence de celle-ci lors des prochains Jeux olympiques de Paris, en 2024. Histoire de conjuguer leur flamme amoureuse avec la flamme olympique encore quelques années…
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