Bob Jungels, les frères Schleck ou l’inévitable Charly Gaul: le talent manifeste des hommes dans le domaine du cyclisme au Grand-Duché est connu de tous. Pourtant, derrière ces grands noms aux performances ronflantes, une femme, qui n’aura pas été aidée par sa propre fédération et dotée d’un splendide palmarès, aura parfaitement joué le rôle de pionnière de la discipline et offert au Luxembourg l’honneur de remporter le premier championnat mondial féminin. Cette dame, cette grande dame, au courage et à la témérité exemplaires, c’est Elsy Jacobs. Retour sur une athlète et une personnalité hors-norme.
Née dans l’ouest du pays à Garnich, Elsy Jacobs est la petite
cadette d’une large fratrie composée de quatre frères et une
sœur (la famille a compté neuf enfants en tout, mais trois ont
péri avant sa naissance). Cette dernière, Cécile, quitte vite
le cocon familial pour aller travailler à Londres. Elsy reste
alors le seul membre féminin de cette famille agricole. Alors
que Roger, Robert, Raymond et Edmond (qui participera au
Tour de France en 1956) passent leur temps à pédaler, c’est
à la future championne mondiale de consacrer la majeure
partie de son temps au travail à la ferme. Une tâche qui ne la
rebute pas, bien au contraire. D’un tempérament adorable et
espiègle, la jeune enfant aux cheveux blonds aime donner de
soi pour aider sa mère aux récoltes. Mais elle est aussi férue
de challenge. Aimant toujours repousser ses limites, c’est
ainsi qu’elle arrivera, en une seule journée, à récolter plus de
250 kilogrammes de pommes de terre.
Si son amour pour le travail manuel est non feint, son
entourage, passionné de cyclisme, réussit à la convertir à
l’amour du vélo. Comme une évidence, la jeune adolescente
se découvre une passion pour cette pratique, et y appose
sa légendaire ténacité pour, chaque fois, chaque jour,
repousser ses limites. Sa routine consiste très vite alors à
travailler aux champs le matin, préparer le repas du midi,
avant de parcourir 100 kilomètres sur un vélo emprunté et
revenir pour le goûter. Un programme qui en dit long sur
les capacités physiques de cette enfant de plus en plus
passionnée par le cyclisme.
Premier objectif: le droit de participer
Dorénavant décidée à suivre les pas de son frère dans la
compétition, Elsy Jacobs aimerait aussi, contrairement à
sa situation à la maison, ne pas être la seule femme dans
cette discipline. Sociable et déterminée, la jeune cycliste
s’attelle à ouvrir la voie à d’autres demoiselles, mais aussi
à obtenir l’approbation de la fédération pour la création de
compétitions exclusivement réservées aux femmes. Mais,
s’il faut le rappeler, nous sommes à l’époque en 1951 et,
bien que le vélo soit en vogue au Grand-Duché, l’idée de voir
des femmes concourir est alors inimaginable pour la pensée
dominante, encore résolument old school. Dénigreuse, la
fédération refuse, incapable de concevoir l’idée que le sexe
faible puisse s’adonner à des épreuves sportives officielles.
Tenace, Jacobs demande alors de tout simplement courir
avec les hommes. Nouvelle requête, et nouveau rejet. Loin
d’être découragée par cette absence de soutien, qui se
matérialisera par un refus non négociable de licence, la
future « grande-duchesse » décide, comme elle a toujours su
le faire, de s’ouvrir la voie toute seule.
Cherchant durant la semaine dans les journaux les courses
pour femmes déjà existantes dans des pays à la pensée plus
moderne, comme la France ou la Belgique, Jacobs part le
vendredi soir pour concourir dès le lendemain. Et, lorsque sa
licence est demandée à l’inscription, la pétillante athlète joue
de son charme et de sa personnalité pour convaincre les
organisateurs qu’elle a oublié son précieux sésame. Séduites
par cette femme à l’accent si original et ses arguments
convaincants, la grande majorité des compétitions la laissent
participer. C’est ainsi que son parcours professionnel débute.
À la suite de plusieurs bons résultats, Jacobs est recrutée
par le club français du CSM Puteaux, avec dorénavant
une licence officielle. Ce petit papier lui permet alors de
commencer à gagner en expérience dans des compétitions
au niveau élevé. L’absence de place sur le podium ne peut
occulter les évidentes progressions de la jeune cycliste qui,
au-delà de la valeur ajoutée de la régularité, progresse aussi
énormément sur le plan tactique, puisque pour la première
fois des personnes peuvent la conseiller. Sans pour autant
renier son style agressif et volontaire, Jacobs y ajoute des
nuances de gestion capitales pour atteindre les sommets.
Des débuts de la notoriété à la
consécration
Alors que l’intérêt pour le cyclisme ne fait que grandir au
petit pays, la popularité de cette pétillante jeune femme
augmente. Si son niveau de notoriété n’est évidemment
pas comparable à celui de «l’ange de la montagne », Charly
Gaul, qui vient de survoler le Giro et est devenu un héros
de la nation, le monde du cyclisme nourrit de l’affection
pour cette femme atypique et profondément sympathique.
D’indésirable à ses débuts, Elsy Jacobs est dorénavant une
petite star de la discipline. Toutes ses concurrentes sur les
différents parcours abondent dans le même sens lorsqu’il
s’agit de parler de la cycliste: adorable, pleine d’humour et
avenante, cette dernière se métamorphose dès que la course
est entamée. Une dualité qui surprend toujours au départ, et
explique aussi les résultats et la notoriété grandissante de la
petite fermière de Garnich.
Ses cachets deviennent exorbitants, mais les organisateurs
savent pertinemment que le prix en vaut la chandelle,
puisque sa simple apparition saura créer un engouement
auprès des médias et peuples autochtones. Et, avec la
démocratisation de la présence des femmes dans ce sport
anciennement réservé aux hommes, sa popularité continue
de croître. Sans permis de conduire, Jacobs décide, avec
l’aval de ses frères, mais aussi de nombreux acteurs du vélo,
de définitivement vivre une bonne fois pour toutes de cette
passion qui la dévore et émigre à Paris, où la proximité des
courses est un atout non négligeable. Si les gains lors de
compétitions lui permettent de vivre de sa vocation, les mois
où les épreuves manquent compliquent sa vie. Alors Elsy n’hésite pas à cumuler les petits jobs, à l’instar de son poste
improbable de baby-sitter.
1958. Malgré son retard, sa misogynie et ses pensées
rétrogrades, la fédération luxembourgeoise débute l’année
par la validation de courses féminines. Une victoire qui, sans
l’abnégation ni la pugnacité de Jacobs, aurait sûrement
eu lieu bien plus tard. Dans la foulée de cette décision, et
à l’image de tout un monde qui se prend d’intérêt pour les
compétitions dames, les premiers championnats du monde
sont officialisés, et auront lieu dans la ville française de
Reims, sur le circuit de Gueux. Une opportunité que Jacobs,
enfin dotée d’une licence officielle et ce désir toujours
aussi puissant d’atteindre les sommets, ne peut laisser
passer. Pour la Luxembourgeoise, l’année 58 a été celle de
l’explosion.
Au-delà de sa mise en lumière médiatique, les résultats
sportifs plaident pour elle: avec 25 victoires en 42 courses
et 38 podiums, l’athlète était considérée comme « cycliste
à surveiller» de la future joute mondiale. C’est donc le 30
août 1958, la veille du championnat masculin, que les 29 participantes s’élancent pour récolter la consécration ultime.
Sous une chaleur accablante, la course débute à 10 heures.
À l’image de son parcours tortueux, Jacobs excelle dans la
difficulté.
Le sprint, très peu pour elle. Consciente que la différence doit
se faire plus tôt pour éviter le retour de ses adversaires lors
des derniers mètres sur plat, la Luxembourgeoise entame
pied au plancher ces premiers championnats du monde.
Alors que le contingent russe et les participantes anglaises
sont favoris, la pensionnaire du Grand-Duché fonce, comme
toujours, tête baissée, dans un parcours difficile qu’elle adore
particulièrement. Après avoir suivi le groupe de leaders sur le
premier col, Elsy lâche une attaque dévastatrice au second.
Personne ne peut rivaliser. Avec 20 secondes d’avance sur
ses poursuivantes, la future vainqueure ne relâche pas ses
efforts et continue, encore et encore, à pédaler à pleines
enjambées. Arrivée au sommet du dernier col, la cycliste de
maintenant 24 ans peut regarder derrière elle et constater
que personne n’a réussi à rester dans ses pattes. Sereine,
Jacobs remporte alors la victoire avec près de trois minutes
d’avance et devient à jamais la première lauréate du
championnat mondial féminin.
Si cet exploit place encore un peu plus le Luxembourg sur
la carte mondiale, et fait d’elle une véritable star du guidon,
Elsy confirmera cette prouesse peu de temps après. Cinq
mois plus tard, précisément. Loin d’être rassasiée avec
son titre de championne du monde, la grande-duchesse
s’attaque maintenant au record de distance en une heure.
Établi à 39,718 kilomètres par l’Anglaise Millie Robinson,
celui-ci vole en éclats face à la performance XXL de ce 9
novembre 1958, où la Luxembourgeoise arrive à parcourir
41,347 kilomètres en 60 petites minutes. Un record qui
tiendra 14 ans, avant de finir par tomber pour 100 petits
mètres en 1972.
À jamais à la postérité
Une année après ses deux exploits retentissants, le GrandDuché continue de développer le cyclisme en organisant le premier championnat du Luxembourg. Une compétition
à laquelle prend évidemment part Jacobs, et qu’elle
remportera 15 fois en… 16 années. Sa carrière continuera
pendant presque deux décennies, et l’ex-cycliste amatrice
deviendra vite un grand nom de la discipline. Sans jamais
changer son style de vie, composé de grand luxe et de bonne
bouffe, Elsy Jacobs, petite cadette d’une famille agricole,
avec 640 podiums (pour 301 victoires) sur 1.059 courses,
s’est forgé une place inévitable dans la postérité.
Seule ombre au tableau, le refus, encore une fois, de la
fédération luxembourgeoise de laisser sa cycliste participer
aux championnats du monde de Montréal. Un désaveu qui,
cette fois, laissera des traces profondes. Un an plus tard, Elsy
Jacobs prend la nationalité française. Un choix guidé par une
rage et une rancune légitimes, mais qui malheureusement
ne portera pas ses fruits. Coincée entre une équipe de
France dorénavant trop compétitive et une sélection
luxembourgeoise à laquelle elle ne peut plus prétendre, ce
choix amorcera le début de la fin pour la néo-Française.
Au-delà de ses exploits sportifs, la « grande-duchesse » est
entrée dans l’histoire comme une véritable pionnière du
cyclisme féminin. Sa détermination, à l’image de sa rage lors
des courses, sa personnalité extrêmement populaire – qui
aura fait d’elle une des sportives les mieux payées de son
époque – et son désir de briser les cols auront ouvert la voie
à d’autres femmes après elle, enfin capables de maximiser
leur potentiel dans un cadre carré et un staff accessible. Il
est difficile d’assurer que les Nicole Cooke, Marianne Vos ou
autre Giorgia Bronzini auraient elles aussi pu se faire une
place dans l’histoire du cyclisme féminin.
Dix ans après sa mort en 1998, le Luxembourg crée le
Festival Elsy Jacobs. Ayant lieu cette année du 30 avril au
2 mai, ce rendez-vous a pour but d’offrir plus de visibilité
aux cyclistes féminines, mais aussi de célébrer une femme
qui aura, bien au-delà de son pays, contribué, tant par ses
performances que par son courage, à faire de cette discipline
une absolue réalité. Une vraie Grande-Dwuchesse.
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