Interview croisée de Ivanilson Lopes (joueur du FC Atert Bissen), Joe Hoffmann (Président LESF), Jonathan Mazza (Tango), Guillaume Wilke (POST) et Simon Béot (MENTAL!).
Pourquoi le Luxembourg a-t-il pris autant de retard dans le développement de l’esport ?
IL : Il y a d’abord un manque de compétitions : s’il y en avait plus, il y aurait plus de joueurs.
JH : Il y a beaucoup de raisons : la politique conservatrice dans les entreprises d’abord, ce qui résulte en manque de soutien des clubs et événements. Le manque de support dans la politique et de respect envers les jeunes générations ensuite. Enfin, le manque de support des médias voire leur manque de neutralité : c’est-à-dire ne publier que des reportages sur des événements avec un intérêt financier derrière…
GW : Jusqu’en 2020, le Luxembourg manquait d’events et de cash price attractifs. Les grands événements esport organisés dans les pays voisins ont attiré les grands joueurs, laissant ainsi la scène locale en retrait. Nous constatons maintenant que le marché commence à rattraper son retard par rapport aux pays limitrophes. Depuis le lancement des « PEM », plusieurs compétitions ont émergé et nous sommes flattés : même nos concurrents directs se sont inspirés de nous et ont découvert l’esport !
SB : Je crois qu’il y plusieurs raisons à ce retard. La première se trouve dans les difficultés à organiser et structurer la discipline : nous avons depuis maintenant plusieurs années deux fédérations… Le manque de médiatisation sur les compétitions ou joueurs n’aide pas à accroitre leur nombre ou l’investissement des partenaires. Enfin, je pense que le COVID a perturbé l’essor de l’esport. Alors évidemment, le confinement n’a pas arrêté les compétitions, chaque joueur jouait à son domicile, mais par contre il a nous manqué un grand événement très populaire qui rassemble.
Quelles actions pourraient-elles être envisagées pour améliorer son image ?
JM : L’idéal serait de sensibiliser et de promouvoir l’esport avec le support de l’État, à travers des événements grand public mais aussi le développement d’infrastructures dédiées comme des rendez-vous plus récurrents dans des arènes ou davantage de centres de formation.
IL : Un peu à l’image des footballeurs, il pourrait y avoir plus de relation entre le public et les joueurs esport, y compris dans les clubs, de manière à ce que chacun voit qu’on n’est pas que des gamers.
JH : L’image de l’esport n’est pas le problème : c’est un sujet uniquement dans les pays de l’Ouest. Le problème primordial reste le manque d’intérêt parmi les décideurs.
SB : Je ne pense pas non plus que l’e-sport ait un problème d’image. Nous sommes en 2024, les jeux vidéos et leurs consoles ont pénétré de nombreux foyers, des quarantenaires ou cinquantenaires sont gamers ou du moins joueurs occasionnels. L’esport doit par contre être beaucoup plus visible.
Parmi les leviers déjà actionnés, quels sont ceux qui ont fait leurs preuves ? Au contraire, quelles actions ont démontré que cela ne fonctionnait pas ?
JH : À l’échelle européenne et auprès de nos partenaires internationaux, le Luxembourg jouit d’une excellente réputation. Le travail de la fédération ainsi que celui des acteurs du marché luxembourgeois est largement reconnu et apprécié. Mais les entreprises qui manquent de connaissances dans le domaine de l’esport peuvent, par leurs actions, nuire à l’ensemble du marché. Un exemple concret est l’Eleague créée par la LESF : elle a rencontré un grand succès avant d’être fragilisée par les intérêts financiers du partenaire principal, et n’est plus que l’ombre d’elle-même depuis le retrait de la fédération.
Quelles sont les contraintes relatives à la démocratisation de l’esport au Grand-Duché ?
SB : Sans doute plus de communication, réussir à rentrer dans les foyers. Il faut qu’on arrive à connaitre les meilleurs joueurs, les têtes de gondole de ce sport. C’est à la fois le rôle des médias et des organisations de bien raconter cette histoire. La richesse de l’esport est sa variété de possibilités : il y a des jeux pour tous les publics, tous les âges… Le potentiel est incroyable. Mais il faut produire des événements et avoir les médias pour les couvrir.
GW : Malgré le succès certain de certaines compétitions luxembourgeoises, il reste difficile de changer les états d’esprits, de trouver des sponsors parmi les entreprises locales encore réticentes à investir dans ce secteur. En comparaison, des marques sud-coréennes comme Samsung, Kia ou LG saisissent chaque opportunité pour soutenir ce marché.
JM : Pour se développer, il faut en effet qu’un maximum de sponsors des secteurs privés et publics se montrent volontaires. Sans oublier d’allier développement de l’esport et sensibilisation à une vie équilibrée.
JH : Certes, l’accès limité aux financements pose un très grand problème aux clubs pour se développer. Mais pour moi, la plus grande contrainte reste le manque de reconnaissance institutionnelle. Les pays voisins sont beaucoup plus avancés que le Luxembourg. Il y a aussi un manque de sensibilisation, surtout auprès des parents et des personnes plus âgées. L’esport ne consiste pas à se cacher derrière un ordinateur toute la journée, cette image est totalement obsolète.
L’organisation des premiers Jeux-Olympiques de l’esport en 2025 en Arabie Saoudite est-il un sérieux pas en avant ?
JM : Certainement, cela pourrait permettre de développer de nouvelles compétitions et de découvrir de nouveaux talents. Espérons que l’événement parviendra à attirer suffisamment d’attention.
JH : Selon moi, l’esport n’a pas besoin des Jeux Olympiques pour avoir du succès. C’est plutôt l’inverse, le CIO est à la recherche d’un accès aux jeunes générations ! Combiné avec l’aspect financier en Arabie Saoudite, qui n’est pas une nation d’esport mais essaie de s’y positionner avec des investissements gigantesques, le CIO a mis l’esport sur son agenda. Money first.
IL : C’est un projet très intéressant ! La présence de FC au programme n’est pas encore officialisée mais si c’est le cas ce serait un rêve pour moi de pouvoir y participer !
Dans ce cadre, pourquoi l’esport n’est-il pas reconnu par le COSL ni même par le ministère des Sports ?
JH : Ce serait une question à poser au COSL et à notre ministre Georges Mischo.
IL : Pour moi, à partir du moment où les échecs sont reconnus comme un sport, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas de l’esport. C’est très physique et il faut une force mentale très élevée pour pratiquer la compétition à haut niveau.
GW : Mais le marché luxembourgeois est fragmenté, avec deux fédérations esport distinctes… Cette division empêche un discours unique pour s’adresser aux instances politiques. Nous espérons qu’à terme, un rapprochement sera réalisable, qui bénéficierait grandement à tous les acteurs et parties prenantes de l’esport national.
SB : Il est certain que c’est un problème important que les acteurs du secteur doivent solutionner rapidement, sous peine de perdre encore plus de temps. Il faut que la fédération d’esport soit reconnue par le COSL.
Comprenez-vous les réticences des acteurs médico-sociaux à associer l’esport aux activités physiques ?
JH : Dans l’esport, l’activité physique est très importante : on peut observer qu’un athlète qui a un niveau de fitness élevé produit une meilleure performance esportive. L’esport moderne a bien plus d’aspects qu’uniquement l’entraînement INGAME. Les entraînements physiques, tactiques, psychologiques jouent un rôle très important aussi.
IL : Je suis d’accord : depuis que je fais une activité physique, je trouve que je suis beaucoup plus performant. Pour un joueur de haut niveau, les conseils des acteurs médicaux-sociaux sont importants.
JM : Leurs réticences sont toutefois compréhensibles, car l’esport est souvent perçu comme sédentaire. Or, des études montrent que l’esport peut améliorer les compétences cognitives et sociales. Une meilleure communication sur ces aspects pourrait aller dans le bon sens. Évidemment, cela reste malgré tout important de sensibiliser le public et les joueurs à un mode de vie sain.
Quelles sont les principales valeurs de l’e-sport ?
JM : La discipline, le travail d’équipe, la stratégie et la résilience. L’esport offre également une plateforme d’échange et peut avoir un impact positif en termes d’inclusion et de diversité.
JH : Oui, inclusion, diversité, mais aussi égalité, intégration, unification et fair-play.
IL : Pour moi, la valeur la plus importante est le mental.
Que pensez-vous de sa professionnalisation ?
JH : En ce moment, elle n’existe pas au Luxembourg. Je le répète, le manque de ressources nécessaires pour la professionnalisation de l’esport est trop important…
IL : Cela avance quand même énormément : beaucoup de clubs saoudiens investissent beaucoup. D’ici cinq ans, je vois vraiment ça à un très haut niveau avec des montants élevés.
JM : La professionnalisation de l’esport est une évolution positive qui peut offrir des carrières viables et attirer des investissements. Pour les joueurs les plus talentueux, une carrière peut se profiler à condition de s’en donner les moyens, via les fédérations et la participation aux grandes compétitions internationales. Il reste crucial de mettre en place des structures de soutien pour les joueurs, comme des formations et des services de santé mentale.
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