A quel âge et comment avez-vous commencé à jouer aux échecs ?
Je ne sais jamais exactement quand, mais aux alentours de 9 ans. Mon papa jouait à la maison, de façon très amateure mais très passionnée. Il jouait souvent avec des amis chez nous ou alors il était tout seul devant l’échiquier avec un bouquin. Je regardais, je me demandais ce qu’il faisait et je lui ai demandé de m’apprendre. C’est comme ça que les choses ont commencé.
A quel moment avez-vous compris que ce ne serait pas un simple passe-temps mais beaucoup plus ?
En fait c’est arrivé assez rapidement… Comme au Luxembourg il n’y avait pas beaucoup de jeunes filles qui jouaient, j’ai fait mon premier tournoi un an après avoir commencé et l’entraîneur national m’a repérée. En octobre 2000, je faisais déjà mon premier championnat du monde jeunes.
Est-ce que tout le monde peut jouer aux échecs ?
Absolument, c’est une des beautés du jeu d’échecs, c’est vraiment fait pour tout le monde, même les personnes en situation de handicap. Même les personnes aveugles peuvent jouer. Il existe maintenant des olympiades un peu sur le modèle des Jeux paralympiques pour les échecs. Apprendre les règles des échecs, c’est assez simple. Après si on veut progresser, ça demande de l’entraînement. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’il s’agit d’un sport qui ne demande pas de moyen particulier, il suffit d’avoir un échiquier, c’est très accessible quelle que soit la situation socio-professionnelle.
Est-ce que vous vous souvenez du premier tournoi que vous avez remporté ?
Remporté, non… Mon premier gros souvenir, c’est le premier tournoi auquel j’ai assisté. J’ai suivi une copine qui jouait quelques tournois et… j’ai détesté l’ambiance ! Enfin, pas l’ambiance, mais surtout le fait que tout le monde vous regarde jouer. Pour moi qui avais l’habitude de jouer avec mon père à la maison… Je me rappelle, ce jour-là j’ai dit à mon père : « Jamais je ne ferai de tournois de ma vie! »
Vous êtes Maître International Féminin (WIM) depuis 2010. Que représente cette distinction ?
Il y a plusieurs titres pour distinguer les niveaux, avec trois étapes principales : Maître FIDE, Maître International et enfin le graal, Grand Maître. Et il y a la version féminine de ces trois titres. Aux échecs on a le classement Elo : c’est un peu comme au tennis, chaque partie jouée fait évoluer notre classement en fonction du résultat. Pour obtenir les différents titres, il faut un certain classement Elo et participer à un certain nombre de tournois. Pour être Maître International Féminin par exemple, il faut un classement de 2200. Afin de se faire une idée, le meilleur joueur du monde, Magnus Carlsen, est à 2860 à peu près. Pour devenir Grand Maître, il faut atteindre 2500.
Quelle est votre victoire la plus prestigieuse ?
En 2006, à 17 ans, j’ai gagné la médaille d’or individuelle en tournoi d’équipes aux Olympiades, à Turin, avec le Luxembourg. J’ai réalisé la meilleure performance sur le deuxième échiquier. Je pense que si on refait l’interview dans 50 ans, je donnerai toujours cette réponse !
Vous êtes une vraie globe-trotteuse des échecs, vous avez fait partie de plusieurs clubs luxembourgeois, mais aussi français, allemands et surtout anglais, que vous avez côtoyés notamment pendant vos études en événementiel à Londres. Cette dimension internationale, ça fait partie intégrante des échecs pour vous ? C’est ce qui vous a fait voyager et qui vous a ouverte au monde ?
J’avais déjà la chance de voyager pas mal en famille enfant et adolescente, à l’étranger. J’ai toujours adoré ça, j’avais déjà cette ouverture. Les échecs m’ont permis de combiner ce jeu qui me passionne et cet attrait pour les voyages. Et cela a évidemment formé ma jeunesse, toutes ces rencontres… J’ai toujours été sociable et ça n’a fait qu’accentuer ce penchant.
Quels sont les plus beaux tournois auxquels vous avez participés ?
En première position, je dirais l’Open de Reykjavik en Islande. J’y ai participé pas mal de fois en tant que joueuse, et ça reste un tournoi très spécial car c’est le premier sur lequel j’ai travaillé en 2014, où j’ai commencé à commenter, à m’occuper des photos, des réseaux sociaux. C’est un des plus beaux tournois du monde, la salle de jeu est magnifique, la ville de Reykjavik est superbe, les gens sont très sympas. J’y suis allée plus de dix fois je crois, donc il a une place très spéciale dans mon coeur. Ensuite, je pense au Tata Steel Chess qui se joue à Wijk aan Zee, un petit village côtier près d’Amsterdam. Je n’y ai jamais joué, mais j’y ai travaillé plusieurs fois. C’est un peu le Wimbledon des échecs, ils ont fêté leur 85e anniversaire cette année. Tous les joueurs connaissent ce tournoi et c’est magique comme expérience.
Depuis 2016, vous êtes commentatrice pour plusieurs chaînes. C’est votre métier désormais, vous en vivez ?
Au début, ce n’était pas forcément des commentaires mais aussi écrire des reportages, faire des photos, réaliser des interviews. Et en 2016, je suis en effet resté un an à Hambourg dans les locaux de Chess24. Et depuis fin 2016, je suis totalement freelance et je travaille pour plusieurs chaînes et pour les tournois.
Comment commente-t-on une partie d’échecs ?
Je pense que ce qui distingue les commentaires d’une partie d’échecs d’autres disciplines, c’est qu’une partie d’échecs peut durer 7h… Il faut être deux normalement, c’est mieux. C’est quasiment impossible de faire ça tout seul et de conserver l’intérêt du spectateur sur la durée. Il y a deux volets dans mon travail de commentatrice : apprendre, éduquer les gens, expliquer ce qu’il se passe ; et le deuxième volet c’est le « entertainment » comme on dit, c’est le show, animer la partie. On essaye de présenter les joueurs, de raconter leur caractère, leur personnalité.
« Un joueur d’échecs de haut niveau peut brûler jusqu’à 6000 calories par jour ! »
Contrairement à l’image un peu poussiéreuse que certains ont des échecs, leur audience explose sur les réseaux sociaux et sur toutes les plateformes de streaming. Vous êtes une pionnière en la matière puisque vous avez lancé une chaîne Twitch, qui a plus de 26 000 followers. L’Américain Hikaru Nakamura, avec qui vous collaborez, en a plus d’un million. Comment expliquez-vous cet engouement et quand s’est produit ce basculement ?
Le gros moment déclencheur qui a rendu les échecs si populaires, c’est la pandémie, avec les gens coincés à la maison, et pendant cette même période est sortie la série Netflix Le jeu de la dame (The Queen’s Gambit) qui a eu un succès incroyable à travers le monde. Ces deux éléments combinés ont suscité un énorme engouement. Tout le monde peut jouer à la maison, en ligne, peut même apprendre tout seul. Les échecs sur Twitch ont fait un bond extraordinaire à ce moment-là.
Vous êtes une femme, jeune. Quelle est la place des femmes dans le monde des échecs ? Est-ce un univers plus ou moins machiste que les autres ?
C’est une des question les plus compliquées auxquelles répondre pour moi… Parce que je pense qu’il s’agit toujours d’expériences très personnelles. En grandissant dans ce milieu, je n’ai jamais rencontré de problèmes. Je n’ai quasiment toujours été entourée que de garçons. Quand j’étais une jeune joueuse, il y avait très peu de filles, cela commence à s’améliorer, encore une fois avec l’effet de la série Le jeu de la dame, dont le personnage principal est une femme. Mon expérience a toujours été très bonne jusqu’à récemment : je faisais des commentaires au Kazakhstan en septembre dernier et mon binôme a fait plusieurs réflexions très sexistes. Une vidéo est devenue virale et a fait scandale, le sujet s’est retrouvé en Une de la BBC. Il s’est fait virer pendant le tournoi… C’est ma première véritable expérience de sexisme. Et pour revenir à mon parcours, moi j’ai adoré grandir dans ce milieu de garçons, ceux que j’ai côtoyés se sont toujours très bien comportés avec moi. Mais je connais des femmes qui ont commencé à mon âge et qui ont eu des expériences horribles. Beaucoup de jeunes filles quittent les échecs à cause de certaines situations… Cela dépend vraiment sur qui on tombe. Bien sûr qu’il y aura toujours des hommes qui refuseront de perdre contre une femme et feront des commentaires désobligeants, bien sûr qu’il y aura toujours des hommes qui harcèleront des femmes, et ça c’est le pire des cas… Mais les femmes se font de plus en plus leur place et le monde des échecs fait des progrès. Il reste évidemment beaucoup de chemin à parcourir.
Au Luxembourg, où en sont les échecs ? Quels conseils donneriez-vous à ceux et celles qui voudraient se lancer ?
J’ai désormais très peu de liens finalement avec ce qu’il se passe ici… Ce qui est particulier car je fais quand même partie des joueuses les plus connues. J’aimerais qu’il se passe plus de choses. Un des principaux problèmes est que le Luxembourg est un pays où les gens gagnent bien leur vie et quasiment tous les jeunes ne voient pas l’intérêt de poursuivre les échecs en tant que joueur de haut niveau ou professionnel, parce que c’est compliqué avant de gagner sa vie en tant que joueur. Des clubs essaient d’être très actifs… Mais je suis récemment retournée faire une partie dans un club que je connaissais, on voit les mêmes visages qu’il y a des années. Il n’y a pas de renouvellement ou très peu. Je garde un oeil sur le classement des joueurs du pays et cet été, avant les olympiades, cela m’a effrayé : dans le top 40 luxembourgeois, il n’y avait qu’un seul joueur plus jeune que moi ! C’est quand même révélateur. Et en plus, quand on compare, les joueurs de ma génération étaient beaucoup plus forts, objectivement. Et je ne sais pas trop comment expliquer cela, c’est un peu triste.
On a l’impression d’être en décalage par rapport au mouvement global et mondial que suivent les échecs et dont on parlait…
Quand on joue les Olympiades, qui se déroulent tous les deux ans, ce sont toujours les mêmes joueurs qui jouaient il y a dix ans. On n’a pas de jeunes qui montent et c’est dommage.
Revenons à votre actualité. Quels sont vos prochains gros rendez-vous sur le circuit des échecs ?
Samedi je pars à Berlin, il y a un nouveau tournoi de blitz qui s’y joue, sur neuf jours . Les échecs vont vers des cadences plus rapides, des formats express. Les joueurs seront dans un studio TV et auront des appareils pour mesurer leur fréquence cardiaque et le nombre de calories brûlées pendant les parties ! Des expériences scientifiques ont déjà été réalisées et les résultats sont incroyables : un joueur d’échecs, en tournoi, peut brûler jusqu’à 6000 calories par jour ! Le cerveau travaille tellement ! Les joueurs de haut niveau perdent du poids pendant les tournois. Donc je vais m’occuper d’interviewer les participants à Berlin et j’ai vraiment hâte de voir ce que cela va donner. Si on veut que les échecs arrivent à la télé et s’ouvrent au grand public, il faut multiplier ce genre de formats.
Ensuite, les championnats du monde arrivent en avril et Magnus Carlsen a décidé de ne pas défendre son titre, car la préparation est très lourde et privilégie d’autres priorités et challenges. C’est dommage car cela va dévaluer le titre, car tout le monde sait que Magnus est le meilleur. Mais le match sera intéressant et opposera un Russe et un Chinois.
Propos recueillis par François Pradayrol
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