Per est barbu. Il est surtout en train de disposer des cônes sur le terrain synthétique de Miðvágur pour préparer le tournoi prévu dans quelques minutes. « On a arrangé les horaires pour que les équipes de l’île de Suðuroy puissent être présentes. Elles doivent faire deux heures de ferry pour venir ici », sourit le Danois, passé par Brøndby et désormais en charge du développement du football aux îles Féroé. Accolée au port, la MB Arena épouse les courbes d’une des nombreuses criques de Vágar, un bout de terre d’à peine 3 300 habitants. Entre Sørvágsvatn, cet impressionnant lac qui surplombe la mer, Koltur, l’île voisine aux allures de souris, et ces montagnes envahissantes, calfeutrées derrière la brume. Vers midi, le terrain prend un accent exclusivement féminin : la compétition débute. Une trentenaire à demi-queue version Beckham 2003 encourage son aînée, maillot no 30 de Víkingur Gøta sur les épaules. « Aujourd’hui, 19 filles de notre club ont fait le déplacement », se réjouit la jeune maman. « C’est une grosse différence par rapport à l’époque où je jouais : on sent qu’il y a plus d’intérêt pour le football féminin. » Et pour le football tout court. Selon des chiffres avancés par la Fédération féroïenne de football (FSF), 10 % de la population de cet archipel situé entre l’Écosse et l’Islande – à savoir quelque 53 000 personnes – serait licenciée. Le plus haut taux de participation en Europe, voire dans le monde.
Le five au milieu du village
Samuel Chukwudi n’a pas cours cet après-midi. Alors l’immense jeune homme – 1,96 m – nous reçoit chez lui, dans un quartier résidentiel de la capitale portuaire de Tórshavn. Enthousiasmé par la première interview de sa carrière, il sert le café, le chocolat, les clémentines et le sourire à volonté. À l’approche de ses 18 ans, le défenseur central facture déjà près d’une trentaine de rencontres en Betri-deildin, la D1 locale, avec le HB Tórshavn, le club le plus titré de Scandinavie. « J’ai profité de la blessure d’un défenseur international pour intégrer l’équipe », glisse timidement l’intéressé. « Pour mon premier match contre le NSÍ Runavík, j’ai senti que les supporters m’avaient directement adopté… puis j’ai concédé un penalty et on a perdu 2-0. » Un mauvais souvenir toutefois vite oublié, puisque quelques mois plus tard, Sam reçoit le trophée de meilleur espoir sportif, toutes fédérations confondues. Il n’y a aucun doute : le colosse à peau de bébé fait figure de modèle à suivre pour tous les gamins de cet archipel reculé, toujours propriété du Danemark. « Il arrive plus tôt aux entraînements, il donne toujours le maximum de lui-même aux exercices, il n’est jamais ennuyé par les sessions tactiques », déroule Bill McLeod, son ancien coach, aujourd’huià la tête des U21deRunavík et actif à la FSF. « Tout ce qu’il fait est parfait, sur le terrain, à l’école, partout. Plus jeune, il a d’ailleurs joué de la guitare basse et il était très bon. » Et quand il ne grattait pas ses quatre cordes, le gendre idéal tapait donc le cuir avec ses potes à l’agora qui jouxte sa maison. « Je n’avais qu’à faire quelques pas pour retrouver tout le quartier. »
Le petit terrain multisport, c’est la nouvelle église au milieu du village aux Féroé. À Tjørnuvík, sur l’île de Streymoy, il vient ponctuer une somptueuse route escarpée, entouré d’un dédale de maisons en bois sur lesquelles sèchent des poissons. À l’extrême nord, sur l’île de Viðoy, l’agora de Viðareiðireste l’un des seuls endroits à l’abri du vent. Derrière un but, la montagne abrite la plus haute falaise d’Europe : le Cap Enniberg (754 mètres). Qu’ils soient ou non engoncés dans des paysages à couper le souffle, ces terrains synthétiques classiques ou de five sont pour la plupart le fruit d’un programme de construction mené par la FSF et financé par l’UEFA. Une façon d’oublier l’époque où toute pratique du foot dépendait de la météo et donc de l’état des terrains, majoritairement en sable. Au deuxième étage du siège de la Fédération, un bâtiment en verre incrusté dans la tribune du stade national Tórsvøllur flambant neuf, le directeur technique national Pætur Clementsen nous accueille en pantoufles-chaussettes. « 40 nouveaux terrains ont vu le jour en quelques mois. Aujourd’hui, les infrastructures sont d’excellente qualité et permettent de jouer quelle que soit la météo, qu’il pleuve ou qu’il neige. La prochaine étape, c’est la construction d’un grand complexe indoor. » Pour ce qui est de l’engouement, il ne devrait pas y avoir de souci. Preuve en est : cette certitude de trouver à tout moment au moins un ballon sur n’importe quel terrain de l’archipel. La légende dit que cette constance dure depuis l’année 1942, la seule où le championnat n’a pas eu lieu, la guerre empêchant la livraison de ballons : plus jamais ça.
Les tunnels de l’Islande 2.0
À l’autre bout de la capitale, un vent frais fouette le visage des spectateurs logés au sein de l’enceinte creusée dans la colline du AB Argir. Ce samedi, l’équipe espoir de ce club au blason étrange – un chat qui joue de la guitare en maillot bordeaux – accueille Runavík et son coach Bill McLeod. Aujourd’hui, grâce au tout nouveau tunnel Eysturoyartunnilin, il ne faut qu’une vingtaine de minutes pour relier Runavík à la capitale, contre une heure de lacets interminables à flanc de ravin auparavant. « Ça a longtemps contraint les joueurs à rester dans un club. Un jeune de chez nous n’aurait jamais voulu faire deux heures de route par jour pour venir s’entraîner à Tórshavn. Désormais, c’est possible. » Une modernisation qui dépasse l’urbanisme pour s’étendre à d’autres secteurs de la société féroïenne. Le nombre d’habitants augmente, le taux de fécondité est le plus élevé d’Europe (2,3 enfants par femme) et le chômage est le plus bas du continent (1,7 %). En outre, le tourisme a explosé, faisant des Féroé une sorte d’Islande 2.0. Un archipel en plein boom, parmi les plus connectés au monde avec 97,4 % des foyers utilisant le wifi et dont la seule prison dispose d’un mini-golf et d’une vue magistrale sur un fjord.
Cette mutation progressive d’une société autrefois exclusivement rivée sur la pêche a entre autres permis à Kevin, le père de Samuel, de reconstruire une vie qui avait débuté au Nigeria. Et à son fils de rêver tout haut d’une carrière professionnelle, comme son modèle Jóan Símun Edmundsson, premier Féroïen buteur en Bundesliga. « Il a prouvé que l’on peut atteindre les plus grands championnats du monde même en venant d’ici », pose le défenseur, qui n’est tenté ni par le café ni par le chocolat. « Grâce à lui, je sais que c’est possible d’y arriver. » Une ambition désormais partagée par l’archipel entier et qui s’éloigne des années où Samuel et ses coéquipiers se fichaient de prendre des claques en équipe nationale de jeunes face à de modestes formations danoises. Plus question de se satisfaire du rôle de sparring-partner. « Au début du XXIe siècle, les clubs ont commencé à embaucher des entraîneurs de jeunes à plein temps et on a changé notre manière de jouer », dévoile Bill McLeod, désormais installé au Paname Café, tea-room branché de la capitale. « Au lieu de simplement défendre avec un bloc bas, on a tenté de développer du football, de jouer en transition et d’opter pour un travail plus orienté sur le ballon. » Les résultats sont probants. En 2017, les U17 se qualifient pour l’Euro, une première pour l’archipel. Quatre ans plus tard, les U21 forcent les Bleuets au partage (1-1) en qualification pour l’Euro 2023 tandis que les « grands » remportent la Ligue Dde la Nations League. « Notre développement se poursuit », reprend Bill. « Mais nous sommes 30 ou 40 ans en arrière par rapport aux autres pays. » La faute d’une reconnaissance tardive de la Fédération par la FIFA puis l’UEFA en 1990. TB Tvøroyri, premier club du pays, est alors déjà centenaire.
Le p’tit gars de la butte
Depuis son bureau, face à un dessin de sa fille et un poster d’Einstein, Pætur Clementsen se veut réaliste : son archipel ne peut pas suivre les traces du Danemark. « On doit plutôt s’inspirer de la mentalité islandaise et se dire que c’est possible de jouer l’Euro et d’éliminer l’Angleterre en 1/8 e de finale. Notre objectif minimum est de devenir le meilleur des petits pays comme le Luxembourg, Andorre et Malte pour rivaliser ensuite avec l’Estonie, la Lituanie, etc. » La FSF compte donc sur sa première division – récemment sponsorisée par la banque insulaire Betri – pour professionnaliser ses habitudes, et probablement encore plus sur le KÍ Klaksvík, dernier champion en date, pour en élever le niveau. Un nouveau riche installé sur une île de Borðoy bordée de montagnes au nez blanc et dans le seul stade de club pouvant accueillir des joutes européennes depuis l’été 2021. « Si on voulait augmenter le niveau, on pourrait faire passer la D1 de dix à six clubs », lance Clementsen. « Mais on risquerait de perdre des formations historiques des îles de Sandoy et Suðuroy. » Et ça serait dommage de se passer du charme d’un déplacement sur l’île la plus méridionale du pays, seulement accessible après deux heures sur un ferry bringuebalant au départ de Tórshavn. En cas de retard, on s’y change parfois, malades, au milieu des voyageurs lambda. Sauver l’honneur, pas l’estomac.
Samuel quitte la table du salon. Il saisit un ballon et se met à jongler, à la façon de Christian Hogni Jacobsen, ancien international féroïen reconverti en surveillant dans son école maternelle. C’est pour faire « comme Christian » que Sam rejoint le HB Tórshavn à ses débuts avant de gravir les échelons. Premier entraînement avec les adultes à 15 ans, premier match à 16 et un statut d’espoir qui attire l’œil de plusieurs écuries étrangères, telles que Leeds. « Jouer ici, proche de ma famille, me permet de me former auprès d’adultes et d’avoir un temps d’avance sur les autres. Si j’avais dû partir au Danemark ou ailleurs à 15 ans, je me serais retrouvé seul et ça aurait pu être très dur. Je pense que j’ai fait le bon choix. » La FSF se bat pour qu’il ne soit pas le seul à le faire. Cela passe par un plan de développement étalé sur cinq ans et dont l’objectif est de doubler le nombre de licenciées chez les femmes. L’hiver dernier, tenu éloigné des terrains par une vilaine blessure aux genoux alors qu’il était titulaire en début de saison, Sam en a profité pour parfaire son français. « J’aurais pu choisir l’allemand ou l’espagnol, mais je trouve que ça sonne bien, c’est plus cool. Je connais du rap et Maître Gims, ça a joué. » Il vient de rejoindre les Bruxellois de l’Union saint-gilloise, récents vice-champions de Belgique. Leur surnom ? « Les p’tits gars de la butte ». Soit l’environnement adéquat pour un gamin qui a poussé entre les fjords.
Par Nicolas Taiana et Emilien Hofman, aux îles Féroé. Photos : N.T. et E.H.
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