« Bonjour madame, vous n’avez pas un poêle à réparer ? » En 1885, à 17 ans, avec sa grosse voix et son débit lent, sa démarche ralentie, le Luxembourgeois John Grün ne sait pas encore qu’il va devenir l’homme le plus fort du monde et faire le tour de la planète. Né en 1868 à Bad Mondorf, il fait partie d’une famille de ferblantiers itinérants, réparant des poêles ou proposant à la vente les objets qu’ils fabriquent.
« Ma grand-mère se souvenait de lui, quand il passait de village en village », nous raconte aujourd’hui certainement le plus grand connaisseur de John Grün, Georges Christen, luxembourgeois de 59 ans, qui a fait de sa fascination son métier puisqu’il détient aujourd’hui 26 records du monde d’épreuves de force dans le Guinness (déchirement d’un jeu de 120 cartes, pliage de 368 clous en 60 minutes, traction d’un autobus de 12,38 tonnes sur une distance de 28,50 mètres avec les dents, empêcher le décollage simultané de trois avions Cessna d’une puissance de 110 cv chacun avec moteurs à pleine puissance, etc.).
Mais revenons à l’incroyable épopée de John Grün. A 20 ans, le gaillard tourne en rond au Luxembourg, où les débouchés sont limités, et a envie de voir du pays. Il embarque alors dans un bateau, direction les Etats-Unis, sans idée précise de ce qu’il va y faire. Il commence par travailler dans une brasserie à Saint Louis, en 1889. « Tout de suite, il ne passe pas inaperçu. Il portait, seul, des énormes fûts de bière, alors qu’il fallait habituellement deux ou trois personnes pour les déplacer », raconte Georges Christen. L’homme le plus fort des Etats-Unis s’appelait à ce moment-là Aloyse Marx. « Une source dit qu’Aloyse Marx est entré dans la brasserie où travaillait John Grün, mais le plus probable est que le second se soit rendu à une spectacle du premier. » A cette époque, les démonstrations de force sont déjà de vrais shows, au cours desquels le public est sollicité. On imagine aisément le goût du challenge quand les deux bêtes se sont croisées… Marx intègre le Luxembourgeois dans sa troupe. « Il se trouve qu’en plus, ils se ressemblaient. Ils ont décidé de se faire passer pour des frères et de commencer une tournée sous le nom des Frères Marx », explique Georges Christen. « John Grün se distingue par sa force exceptionnelle dans les poignets. Il pliait et redressait des fers à cheval jusqu’à ce qu’ils se brisent, il brisait des pièces de monnaie entre ses mains, soulevait des haltères avec d’énormes prises. » Les deux hommes déclenchent les passions et la fascination dans tout le pays. « Ils se produisent dans des Music Hall, des foires, etc. Il faut s’imaginer qu’à cette époque, ce type d’athlètes en démonstration de force étaient l’équivalent de véritables rock stars ! » En 1891, ils partent montrer leur talent à Londres. Mais la bonne entente ne dure pas. Des embrouilles d’ordre financier amènent les deux hommes à se séparer : « Marx était malin, gérait les affaires… Mais le plus fort et celui qui avait le plus de succès, c’était bien Grün. Les tensions entre les deux ont fini par accoucher de la fin de leur collaboration. »
Après cet épisode anglais, celui que l’on va rapidement surnommer Herkul Grün revient se produire dans son pays natal en 1892. En plus des numéros déjà cités, il enchaîne les prouesses toutes plus exceptionnelles les unes que les autres : il soulève une plateforme sur laquelle se trouvent 27 personnes au-dessous de lui et il parvient à soulever deux chevaux en même temps (cette scène est d’ailleurs immortalisée dans la pierre sur le monument qui lui rend hommage à Mondorf). Indéniablement précurseur sur les questions d’égalité hommes/femmes, le colosse décide de s’associer avec la femme la plus forte du pays, Miss Fanny ! Cette dernière était par exemple capable de soulever un haltère avec trois hommes assis dessus. Ils montrent ensemble l’étendue de leur talent en France et en Allemagne. Mais un jour, à Sierck, alors qu’il tente de soulever un cheval et dix personnes en même temps, John Grün se blesse et ne peut monter sur scène pendant plusieurs mois. Le duo avec Miss Fanny prend fin.
Une fois remis, notre champion repart en tournée, cette fois-ci dans un incroyable et épique tour du monde : France, Italie, Hollande, et jusqu’en Australie ! La planète entière se presse pour admirer les exploits du Hercule luxembourgeois. La consécration ultime arrive en 1894 et alors qu’il est âgé de 25 ans. En Angleterre, il bat les athlètes considérés comme eux aussi parmi les plus forts du monde, Wahlund et Johnson. C’est à ce moment-là que les journaux lui attribuent « officiellement » le titre d’homme le plus fort du monde. Il part ensuite en Afrique du Sud, où il remporte également plusieurs combats de lutte contre les meilleurs. En 1895, il se produit de nouveau à Luxembourg, au cirque Renquin. En 1897, il donne même une représentation privée au Grand-Duc Adolphe. Il retrouve également un temps Aloyse Marx.
Pendant tout ce temps, il épouse une artiste anglaise et devient père de trois enfants. La fin de sa carrière sonne tristement en septembre1909, alors qu’il a 41 ans : lors d’un spectacle en Hollande, il fait un AVC. Toute une moitié de son corps est paralysée et il a du mal à parler. Il repart alors vivre en Angleterre après la mort de son épouse, et ouvre un hôtel modeste à High Wycombe, petite commune à 40km de Londres. Mais son état se dégrade très rapidement, il rentre au Luxembourg en 1912, à 43 ans, et décède à Ettelbruck à 44 ans, le 3 novembre 1912.
Ce qu’il faut notamment retenir de ce parcours hors du commun, c’est que John Grün est longtemps resté une référence et une légende dans le coeur des Luxembourgeois : « Jusque dans les années 70, il est encore très présent dans les esprits, car nous n’avions pas vraiment encore de très grands athlètes de cette envergure, au rayonnement international », explique Georges Christen. « Déjà enfant, j’étais fasciné par son histoire. Adolescent, je m’exerçais à faire des choses comme ça, à tordre des clous, des fers à cheval. » Cette passion va prendre une dimension que le multirecordman luxembourgeois ne soupçonnait pas. « On était dans les années 80, ce type de performances revenaient à la mode avec, entre autres, le Guinness Book ou des émissions télé comme Incroyable mais vrai. C’est aussi la période de gloire de Stallone ou Schwarzenegger. De mon côté, je travaillais dans une compagnie d’assurance, pas ce qu’il y a de plus excitant… A 19 ans, je bats mon premier record avec les premiers clous que je tords, puis vient le jeu de 110 cartes déchiré. » La suite est quasiment aussi incroyable que la vie de John Grün. Georges Christen fait plus de 120 spectacles par an dans le monde entier, de la Chine à la Russie, en passant par le Japon, le Sénégal, les Etats-Unis, l’Australie. Il battra 26 records du monde et vivra de cette activité jusqu’à ses 59 ans et sa retraite qu’il vient d’obtenir. « John Grün n’a jamais cessé de me fasciner. Sa vie est ensuite devenue la mienne. » D’où viendra la relève ? Qui sera le prochain homme fort luxembourgeois ?
François Pradayrol
Note : Pour le 100e anniversaire de la mort de John Grün, en 2012, un livre de 160 pages a été édité sur son histoire. 35€. Herkul Johne Grün, 1868-1912.
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