La course à pied, c’est toute votre vie, et même un peu plus…
Ma vie, c’est le sport. Et ça le sera toujours. Petit, je regardais les matches de foot à la télé et je lisais les grands exploits sportifs, comme la victoire pieds nus d’Abebe Bikila aux Jeux olympiques de Rome en 1960. J’ai grandi avec le sport. J’ai joué au foot pendant huit ans, dont cinq au Spora. Jusqu’en 1975, je pensais que je pourrais faire les deux, mais je me faisais toujours mal aux quadriceps, aux ischiojambiers, aux mollets… L’entraîneur m’a dit que je devais prendre une décision. Je me suis décidé…
Pourquoi la course à pied finalement ?
J’étais un joueur généreux dans l’effort, je me donnais tout le temps à fond et j’attendais la même chose de tout le monde. Dans une équipe de football comme dans tout sport collectif, on le voit même au plus haut niveau, quand certains ne font pas autant d’efforts, ça se voit et ça pénalise l’équipe. Certains joueurs ne voulaient pas se battre, ils préféraient être tranquilles, ça ne me convenait pas. En sport individuel, tout ce que tu donnes, c’est pour toi.
Vous avez une sélection avec l’équipe nationale A de football…
C’est vrai ! C’était un match amical contre l’Allemagne en 1976… J’ai fait partie du cadre pendant trois ans, mais je devais souvent m’entraîner avec les U21 parce que je travaillais… J’étais déjà directeur d’agence bancaire.
J’ai entraîné l’ancien CEO d’ING, Rik Vandenberghe, dans la course à pied… « Ce serait génial ! » On a commencé directement ! Chaque mois, on courait ensemble. Ça devait être en 2010, plus ou moins le moment où je partais à la retraite.
J’ai commencé au Spora, que je n’ai quitté qu’en 2000, lorsqu’il a fusionné avec le Cercle d’Athlétisme Luxembourg (CAL) pour devenir le CSL (CAL-Spora Luxembourg). J’ai terminé ma carrière en 94 à la suite d’une blessure, à l’âge de 41 ans. Mes enfants étaient en bas âge et j’ai voulu me concentrer sur ma famille et ma vie professionnelle.
Je savais que j’avais des qualités, parce que mon prof de sport de l’époque me l’avait fait remarquer. Chaque trimestre, on faisait un tour de piste au Lycée de garçons du Limpertsberg. Mon prof comparait les résultats des années précédentes et il s’est étonné que je ne sois pas dans un club. Je savais donc que si le football ne marchait pas, il me restait l’athlétisme…
À quelle fréquence courez-vous encore aujourd’hui ?
Jusque 2017, je courais presque tous les jours. Aujourd’hui, je dirais 5 à 6 fois par semaine (rires). Si je me sens bien, je fais une à deux séances d’entraînement fractionné par semaine. Mais je dois faire attention, parce qu’à mon âge, on a toujours des ennuis. Quand la nouvelle piste a ouvert à Diekirch, j’y suis allé en me disant que je ferais une série de 10×500 mètres. Au bout de la septième répétition, j’ai senti une pointe à la cuisse. Je me suis dit que je ferais moins de qualité. Je fais de l’endurance progressive maintenant, c’est mieux pour moi !
Quand on a couru toute sa vie, peut-on vraiment s’arrêter ?
Comme je dis toujours : je veux mourir jeune, le plus tard possible (rires). Non, on ne peut pas s’arrêter ! Je voudrais m’effondrer dans les bois en faisant un footing. Ce serait une belle mort. Je ne veux pas m’arrêter, et je ne peux pas ! Je vais faire du fitness encore deux fois par semaine, J’essaie de faire attention à tout ce que je mange. Je ne mange que des légumes du jardin. Cette année, j’avais encore 30kg de betteraves (rires). Je suis un fils de cultivateur.
Qu’est-ce que la course à pied vous a appris de la vie ?
C’est un mode de vie. Avoir toujours envie de performer, de gagner, d’être le meilleur. Ce sont des valeurs que j’affectionne. La compétition, j’adore ça… Même quand je fais un footing dans les bois, je me lance des défis, je me cherche des adversaires (rires). La course à pied est la meilleure école de la vie pour se surpasser.
Quand on a une carrière aussi riche, comment choisit-on son meilleur souvenir ?
Arf… Je crois que rater les Jeux olympiques aurait été une catastrophe… En 1980, j’ai réalisé les minima sur 1.500m une semaine après la fin des Jeux de Moscou, qui avaient été boycottés par les Américains et d’autres pays. J’aurais eu une chance de passer un tour. J’avais un record personnel à 3’41”32 alors que les minima étaient à 3’40”00. Une semaine plus tard, j’ai réalisé 3’39”92 à Cologne. Mais j’aimerais également citer ma saison 1978, avec 10 records établis entre juin et octobre, ainsi que la saison 1980, où j’ai établi trois records nationaux en 12 jours… C’est en partie ce qui m’a valu le titre de meilleur sportif cette année-là. Je n’oublie pas non plus mon chrono de 2h14’03 à Francfort pour mon premier marathon. Sinon, je pense à certains moments marquants, comme le cross de Metz que j’ai gagné deux fois. Une fois devant Joseph Mahmoud (médaille d’argent olympique de 3.000m steeple à Los Angeles) et une fois devant Pascal Thiébaut (trois participations olympiques). Courir devant des milliers de spectateurs… On était fier d’avoir des grandes photos dans Le Républicain Lorrain à l’époque. Il y en a tellement…
À quand remonte votre dernier marathon ?
En 1991, pour le championnat national. C’était le seul titre qui me manquait. En 1990, j’avais fait New York, c’était un cadeau que je m’étais offert. Un jour, on m’a fait la remarque que je n’avais pas été champion national en marathon. Un autre challenge qui s’est présenté à moi… C’était mon 13e et dernier marathon.
Et votre dernière course officielle ?
Le 30 août dernier, c’était la seule course de la saison, près de Trèves, en Allemagne. 42’07 sur 10km… C’est pas un chrono terrible, mais j’ai quand même gagné dans ma catégorie d’âge (rires).
Votre soif de résultats est toujours intacte, à tel point que vous participez toujours aux championnats du monde masters…
J’essaie d’y aller quand je n’ai pas de pépin physique.
Quels ont été les moments les plus marquants de votre carrière ?
À mon époque, le professionnalisme n’existait pas au Luxembourg. On était à 100% amateur. J’ai toujours travaillé dans le secteur bancaire, même si j’ai passé 13 années dans le cadre élite du COSL. J’avais une dizaine de jours de congés sportifs par an, ce n’était forcément pas suffisant pour un coureur de demi-fond. Les grands meetings internationaux avaient lieu les mercredis et les vendredis. Moi, je voulais faire les deux sérieusement. J’étais plutôt bien organisé entre le sport et ma vie de banquier.
Toujours un sac et des affaires dans la voiture. La dernière fois, j’avais un rendez-vous en Belgique. Mon rendez-vous a été décalé d’une heure et j’étais déjà sur la route. J’ai appelé une connaissance qui habitait dans le coin et je lui ai demandé si je pouvais prendre une douche chez lui. J’ai mis ma tenue, j’ai fait mon footing et j’ai pris ma douche chez lui avant mon rendez-vous… Parfois, si je suis à un endroit et qu’il fait beau, je peux décider de faire un footing. Bon, ma femme n’est pas toujours d’accord (rires).
Vous disputez en 1990 vos derniers grands championnats, notamment le championnat d’Europe de marathon, où vous abandonnez.
C’était à Split, en Croatie, et je n’étais pas très bien. Il faisait extrêmement chaud et j’avais commis une erreur plus tôt dans l’année. Celle de participer aux championnats de course de montagne. Mon entraîneur était fan de course de montagne, alors il m’y a emmené et j’y ai sûrement laissé trop d’énergie. Ça devait être une petite préparation, pour le plaisir… Mais ça reste de la compétition. Quand tu es sur la ligne de départ, tu veux toujours faire le meilleur résultat possible. C’est une course, la rage de vaincre est toujours la même.
Vous êtes aussi un grand fan de football, et particulièrement du Hambourg SV…
Et depuis gamin ! À la télé, on regardait souvent le théâtre populaire de cette ville et j’aimais aussi les artistes de Hambourg. C’est de là que m’est venu cet intérêt pour cette ville. Chaque année, j’allais voir des matches, même si cette année c’était bien différent. Le club a chuté en 2e Bundesliga depuis trois saisons, c’est terrible. En 1983, on a gagné la Coupe d’Europe… Une fois, j’ai appris qu’une course peu relevée était organisée dans le stade. J’ai tout de suite voulu m’inscrire, juste pour courir dans le stade de mes anciennes idoles. C’était un 800m.
Suivez-vous encore l’actualité de l’athlétisme ?
Plus comme avant… Les grands meetings ne sont presque plus diffusés à la télé comme c’était le cas auparavant. Je sais qu’ils sont visibles en streaming sur internet, mais ce n’est pas trop mon truc. Je suis un peu ce qui se dit dans la presse. Quand il y a des championnats du monde, j’achète le journal L’Équipe le lendemain, pour voir un peu quels sont les pays qui sont représentés. Mais aujourd’hui, c’est l’Afrique et le reste. L’Europe n’est plus sur l’échiquier mondial de la course. Rien n’est plus comme avant…
C’est-à-dire ?
Tous les 3-4 ans, de nouveaux visages arrivent. Les athlètes n’ont plus la même longévité qu’à l’époque. Et puis, tous ces nouveaux records qui sont battus…
Justement, que pensez-vous des records mondiaux de fond qui tombent les uns après les autres (5.000m, 10.000m, semi-marathon, marathon) ?
Pour moi, ça ne vaut rien du tout. Les athlètes ne sont pas contrôlés après ces records. Il suffit d’avoir un bon manager pour savoir quoi faire… Je trouve ça ridicule. Je ne vois pas tout ça d’un très bon œil.
Quel est votre regard sur les nouvelles technologies de chaussures des grands équipementiers ?
Un ami m’en a parlé et je voulais tester, alors il m’a montré. Mais je ne peux pas bouger dans ces chaussures ! Ça demande d’avoir une foulée avec l’avant du pied, et ça ne me convient pas. Ce n’est pas adapté à ma foulée, qui a bien changé avec l’âge.
Que pensez-vous de la performance du Kenyan Eliud Kipchoge, passé sous la barre mythique des 2h au marathon en 2019 ?
Tout a été fait pour que ça se fasse. Le parcours, les lièvres, les chaussures, etc. Tout ça n’est pas normal, même si peut-être qu’un jour cette barre tombera dans une course. C’était avant tout un coup marketing de Nike.
Vous étiez d’ailleurs sponsorisé par Nike déjà à l’époque ! Racontez-nous comment Nike en est venu à sponsoriser un athlète luxembourgeois ?
Il y avait un bon magasin de sport à Esch qui s’appelait Campo Sport. Il n’existe plus aujourd’hui. Un jour, un représentant de la marque Nike, en contact avec le magasin, s’est renseigné sur les coureurs du pays. On a été mis en contact et ils m’ont directement proposé un contrat ! Parce que j’avais tous les records nationaux. Ils m’ont sponsorisé pendant une quinzaine d’années. C’était un soutien matériel. J’avais une certaine somme à dépenser chaque année dans de l’équipement. Ma photo s’est retrouvée à côté de celle de Carl Lewis sur une brochure de publicité !
Vous avez été élu sportif luxembourgeois de l’année en 1980… Mais vous étiez absent car vous étiez aligné sur un semi-marathon à Porto Rico…
Exactement, je l’ai appris en direct d’une cabine téléphonique par un ami journaliste au Luxemburger Wort. J’étais avec un groupe d’Allemands, dont le champion d’Allemagne. J’ai acheté de la bière, du Coca-Cola et de la glace, et on a fêté sa dans la chambre d’hôtel !
Vous détenez encore aujourd’hui la quasi-totalité des records nationaux… En 2017, Charles Grethen vous a enlevé de deux centièmes le record du 1.500m… Pensez-vous les garder encore longtemps ?
Je dis toujours que le premier Kenyan ou Éthiopien qui sera naturalisé luxembourgeois les battra (rires). Le nouveau marathonien luxembourgeois, Ben Sathre, n’était pas loin de me battre l’année dernière à Francfort. Yonas Kinde aurait également pu battre le record du marathon. Les records sont là pour être battus. Je suis content pour Charles, qui a fait le choix d’être professionnel. Il le mérite. D’ailleurs, je l’ai croisé récemment pendant un footing, il n’habite pas très loin de chez moi, dans une commune voisine.
Suivez-vous un peu les coureurs luxembourgeois actuels ?
Je les connais bien, oui. Bob Bertemes et Vera Hoffmann sont au club de Diekirch, dont je suis très proche. Charline Mathias est une amie de ma fille et je connais aussi Charles. C’est dommage que ces deux-là soient blessés… Ça m’attriste même. J’espère qu’ils pourront retrouver leur niveau et tenter de se qualifier pour les prochains Jeux olympiques.
Vous avez presque été professionnel finalement, pendant trois ans…
Entre le 1er février 1987 et le 30 septembre 1990, mon employeur m’a donné la chance de préparer une qualification pour les Jeux olympiques de Séoul. Et j’ai plutôt bien assuré (performance). À mon retour, le Spora avait organisé une petite réception avec la présence de Rik Vandenberghe et la presse. Pour plaisanter, quelqu’un lui a soufflé que les championnats d’Europe se profilaient et que ce serait super qu’il me donne encore deux ans. Il l’a fait et c’était un super cadeau.
Qu’est-ce qui a changé entre votre époque et l’époque actuelle ?
La faible représentation de l’Europe au plus haut niveau du fond mondial. C’est ainsi, il faut l’accepter. L’Afrique domine sans partage. Et le business a changé aussi. Maintenant, on court pour les primes, et je crains que beaucoup de coureurs d’Afrique de l’Est ne soient pas rétribués à leur juste valeur, avec tous ces managers véreux qui s’occupent d’eux. Je ne trouve pas ça très juste pour eux. Un jour, Jos Hermens, le manager de la NN Running Team dont fait partie Eliud Kipchoge, a tenté de m’approcher pour gérer mes intérêts. Je l’ai remercié en lui disant que je parlais déjà assez de langues pour me débrouiller seul (rires).
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