1976. Un jeune garçon de seulement treize ans, présent à une course de kermesse, croise un certain David Zwilling, skieur autrichien auréolé d’un titre de champion du monde de descente en 1974. Une star qui, de par sa stature aurait normalement fait bondir tout gamin passionné de glisse. Mais pas « cet » enfant. Ce dernier refuse de l’approcher et s’explique d’une phrase en disant long sur ses ambitions : « J’attendrai que ce soit lui qui vienne un jour me demander un autographe ». Une sortie restée dans la légende qui, à elle seule, explique parfaitement qui était le futur double médaillé olympique : un homme au talent fou, parcours atypique, et qui n’avait guère le temps pour des frivolités dans ses ambitions démesurées de gloire.
Promesse, talent, et fronde.
Marc Girardelli, c’est peu de le dire, était assurément né avec une passion pour le ski. La légende raconte qu’il apprit à marcher et skier en même temps. Fou de ce sport de glisse et doté d’un talent évident, le jeune autrichien vole sur les pistes dès son plus jeune âge et remporte, à seulement onze ans, le slalom et le géant du « Topolino », course internationale de référence des jeunes champions skieurs. Un parcours précoce qui semble alors amorcer une longue carrière au sein de son pays d’Autriche. C’est alors logiquement que son père Helmut décide de l’inscrire dans l’académie prestigieuse de ski de Schruns. L’histoire semble en marche.
Sauf que… Pour le jeune adolescent, l’adaptation aux méthodes d’entraînement de la Fédération autrichienne se passe mal. Habitué à travailler avec son père, Girardelli souffre principalement d’être éloigné de sa famille, mais aussi de la pression bien plus élevée imposée par ses entraîneurs. Son père Helmut, persuadé que son fils est plus talentueux que le reste des élèves, et après s’être plusieurs fois accroché avec l’équipe de l’académie, décide finalement de le retirer de Schruns. Un premier clash qui trouvera son apogée en 1978 : après la non-sélection de Girardelli aux championnats du monde junior, et de longs et violents désaccords avec la Fédération autrichienne, les deux hommes, d’un commun accord, décident de se désister de la sélection pour se naturaliser ailleurs. Au Luxembourg, précisément.
Un tout petit pays qui présente alors certains avantages mais aussi quelques inconvénients. Avant tout, au vu de son talent et de l’absence de réelle concurrence au Grand-Duché, le néo-luxembourgeois est maintenant certain de participer à toutes les compétitions qu’il souhaite. Mais, dans un pays où le plus haut sommet culmine à 560 mètres et qui n’a pas les moyens de fédérations sportives habituées aux sports d’hiver, les conditions d’entraînement et d’entourage ne sont pas en adéquation avec les désirs de gloire du duo familial.
Qu’à cela ne tienne, Girardelli père et fils s’entraîneront ensemble, comme ils l’ont toujours fait. Et jamais dans sa longue carrière, le handicap de ne pas bénéficier de structures adaptées ou l’absence de véritables repères ne se fera ressentir lors de ses diverses compétitions. « Mes rivaux n’ont qu’à chausser leurs skis. Moi, je dois m’occuper de tout. Des voyages, de l’entraînement, des piquets, de la voiture. En outre, je n’ai pas de point de repère, je dois me fier à mes seules sensations. Mais voilà dix ans que je pratique ainsi. Ce n’est pas maintenant que je vais changer » déclarera le skieur en 1985. Un opinion partagé par son père Helmut qui, dans un mélange subtil de compliment et de pression, style de la maison, confirme : « Une équipe a besoin d’un champion, mais un champion n’a pas besoin d’équipe ».
Plus gênant, et en conformité avec les lois du CIO, ce changement de nationalité interdit dorénavant au skieur de concourir sous les couleurs de son nouveau pays aux Jeux Olympiques avant ses 25 ans, soit… dix ans plus tard, en 1988. Un lourd sacrifice qui sera retourné en avantage offrant ainsi à l’athlète le temps de développer ses atouts.
Marc Girardelli et son père Helmut, duo inséparable.
Le début de la gloire
Commence alors l’éclosion du talent brut au plus haut niveau. En quelques années, Girardelli fait son trou et s’affiche de plus en plus comme un mastodonte de la discipline. À seulement seize ans, en 1979, il dispute ses premiers championnats du monde, glanant une onzième place dans l’anonymat le plus complet. Et à 18 ans, son premier podium tombe sur les pistes de Wengen. Améliorant ses performances et résultats chaque année, il décide aussi, toujours en concertation avec son père plus présent que jamais, d’améliorer sa puissance et son endurance dans le but de devenir un skieur encore plus complet. Cette diversification lui permet alors de commencer à empiler les victoires. Une première, l’année de ses vingt ans, début 1983 en terres suédoises. Cinq autres, toutes en slalom en 1984 (année des Jeux de Sarajevo où la participation lui est interdite), et ce malgré une grosse blessure quelques mois plus tôt. Et douze mois plus tard, lors de la saison 1984/1985, son premier titre mondial.
Une consécration pour le jeune homme, personnage atypique dans le monde de la glisse où il détonne par son introversion et disons-le, son manque de chaleur. Car Girardelli n’est pas sur le terrain pour socialiser. Son but est simple et clair : il veut gagner, et cet appétit gargantuesque pour les titres ne laisse pas de place à la frivolité. Et, à dire vrai, en dehors du terrain, l’homme n’a que peu de temps pour les loisirs. Une anecdote symbolise assez clairement quel monstre de travail le natif autrichien est réellement : alors qu’il se blesse en 1989, d’abord aux ischios-jambiers puis au genou gauche, rendant l’opération obligatoire, le skieur profite de son année blanche pour… passer sa licence de pilote d’hélicoptère.
Ses rares déclarations dans les médias écornent encore un peu plus son faible capital sympathie. En assénant qu’« un championnat du monde sans Girardelli n’est pas un véritable championnat du monde », l’austro-luxembourgeois, à l’image de ses déboulés sur les pistes, continue de foncer encore et toujours en solitaire. Une stratégie difficilement critiquable, au vu des résultats monstrueux du skieur lors des années suivantes -: vainqueur de la Coupe du Monde de slalom (1984, 1985), de géant (1985), et du classement général (1985, 1986), le tandem père et fils rafle titre sur titre et, à coups de podiums, victoires et titre devient particulièrement redouté. Malheureusement, voile obscur omniprésent durant toute sa carrière, les blessures, encore, perturbent fortement son année 1987 et l’empêchent de préparer adéquatement les jeux de 1988.
Après plus de cinquante ans sans réussir à envoyer un sportif aux jeux d’hiver, le Grand-Duché réussit enfin à participer de nouveau par le biais de Girardelli, doté de fortes ambitions en 1988 à Calgary. Malheureusement, arrivé à la compétition convalescent (quelques côtés cassées et un poignet endommagé) le skieur revêtu des couleurs du Luxembourg ne peut malheureusement faire mieux qu’une triste 9ème place en descente et tout aussi décevante 13ème en géant. Un échec douloureux mais à relativiser au vu de son corps meurtri et de l’absence de véritable préparation pour une épreuve aussi exigeante que les JO.
Bête de travail, acceptant les méthodes jugées stakhanovistes de son père, Girardelli repart au combat sitôt la compétition terminée, faisant fi de l’échec pour continuer d’assouvir sa faim de records. En 1989, vainqueur de la coupe du monde de descente, combiné, et du classement général, l’homme a relancé la machine. Malheureusement cette dernière s’enraie encore, l’obligeant à passer par une nouvelle opération. Une broutille pour ce personnage mi-homme mi-robot, qui à chaque fois choque les chirurgiens par la rapidité de ses temps de récupération. Avec de nombreux nouveaux sacres en 1991, et malgré une légère défiance des médias qui l’estiment moins à même de surclasser les nouvelles flèches du circuit, Helmut et son fils, plus déterminés que jamais, arrivent à Albertville en sérieux candidats à la victoire finale.
Du cauchemar à la « consécration »
Pour Girardelli, les Jeux Olympiques de 1992 constituent sans doute une des dernières chances de briller aux olympiades. Plombé par une malchance cruelle lors d’éditions passées, entre interdictions de participer et blessures aux timings cruels, peu aidé par la Fédération autrichienne toujours rancunière vis-à-vis de son choix de porter les couleurs luxembourgeoises, le naturalisé touche enfin au but ultime : pouvoir glaner une médaille d’or attendue au vu de son talent et de sa domination sur la discipline sur les dix dernières années.
À tous ces handicaps et mésaventures s’ajoute un vif désamour de l’ensemble du monde du ski. L’Autriche ne lui a jamais pardonné sa défection plus jeune, et critique son manque de patriotisme. La presse, bien plus séduite par le bagout et style d’un Alberto Tomba délicieusement italien, voit en lui une personnalité bien fade et peu propice aux histoires ou déclarations juteuses. Enfin, le contingent de skieurs sur le circuit semble incapable de nouer des liens avec l’athlète couvé par un père ô combien exigeant. Girardelli est seul, et s’en contente parfaitement. Il n’a besoin ni d’amour, ni d’amitié pour aller, enfin, décrocher le précieux sésame.
Dimanche 11 février 1992 : La quête de médailles d’or commence sur la piste de la Face de Bellevarde. Sur un parcours parfaitement adapté au style polyvalent de Girardelli, ce dernier, pour des raisons difficiles à disséquer chute à la surprise générale. Une gamelle spectaculaire, inquiétante, mais surtout destructive pour le luxembourgeois qui voit ses rêves d’or, travaillés pendant des années, disparaître en une minute. Un cauchemar qui commence à donner aux Jeux Olympiques une consonance maléfique, et qui, dès le lendemain, s’amplifiera encore avec une nouvelle chute après une première partie de course impeccable. Le skieur phare est tombé, encore. Et avec cette chute tout aussi inexplicable s’envole une nouvelle chance de titre.
Malgré cette énorme déception, qui aurait fait jeter l’éponge à plus d’un, en particulier après dix-neuf ans de carrière sans breloque olympique et un corps meurtri par les efforts, Girardelli se mure dans le silence, et comme toujours, repart au travail. S’il a raté sa chance dans deux épreuves où l’or était possible, et que ses chances au combiné sont maintenant nulles, il faut alors aller chercher une victoire ailleurs.
Absolument pas considéré comme un favori du Super-G – compromis entre la descente et le slalom géant – où ses résultats sont décevants depuis un certain temps, le natif de Lustenau joue le tout pour le tout. Sous un brouillard impressionnant, Girardelli lancé à plein allure doit se reposer sur son instinct tant la visibilité est réduite. Le norvégien Kjetil Andre-Aamodt a mis la barre très haute avec une descente impressionnante. Une performance qui, bien loin d’intimider le luxembourgeois, décuple sa motivation d’aller chercher une première place qui lui semble tout sauf promise. A la moitié de la course, il émarge à seulement 30 centièmes du titre, et continue d’avaler la piste. Au rush final, l’incertitude est totale : peut-il lui, malgré ses chutes et son âge, aller décrocher l’or sur une discipline dont il n’est plus maitre, ? Pour 71 centièmes, la réponse sera… non.
Il y a quelque chose de surréel à imaginer qu’une médaille en argent à des Jeux Olympiques puisse être synonyme de déception. Et pourtant. Malgré son spectaculaire accident le premier jour, malgré sa terrible chute le deuxième jour, malgré des années de malchances, blessures, ,opérations, souffrance et discipline, Girardelli ne peut voir cette deuxième place comme un succès, et ne viendra même pas récupérer sa médaille sur le podium, abattu par cet « échec » dans sa quête du graal.
Et machinalement, comme mué par une méthode devenue routine, teinté d’un drôle de sentiment entre soulagement et déception, l’homme et le skieur qui n’avaient surement toujours été qu’un, suscitant cette incompréhension constante de ce monde peu habitué à voir une telle dévotion, repartaient se préparer pour la nouvelle épreuve.
Il fallait voir, ce jour-là, Girardelli déambuler les pistes françaises, porté par une rage de victoire sans précédent. Puisant dans ses ressources, ignorant les douleurs d’un corps cassé, et sous le regard toujours présent de son père, le récent médaillé d’argent offrait une course absolument impeccable qui aurait pu, et dû, lui offrir la première place. Malheureusement pour lui, en cet après-midi ensoleillé, un autre athlète, Alberto Tomba trouvait aussi en lui des forces irrationnelles pour aller chercher la médaille d’or, avec un avantage de… 34 centièmes. C’est donc à nouveau une deuxième place, obtenu par le dépassement de soi et une détermination sans commune mesure. Un podium que l’athlète saura plus savourer, conscient de l’authentique exploit réalisé dans une discipline loin d’être un objectif au départ des olympiades.
Alors que cette rubrique se doit de parler d’extraordinaires résultats, le choix de finalement couvrir cette histoire qui, pour Girardelli, ne sonne surement pas comme un exploit a été difficile. Toutefois, alors que les années ont passé, il nous paraissait vital, pour l’histoire, l’athlète et l’homme de noter à quel point sa carrière, et ses médailles sont, à l’image de son dévouement total pour son sport, un modèle de sacrifice, courage et réussite.
Deuxième skieur le plus médaillé de tous les temps en championnat du monde, et seul dans sa discipline a avoir réussi à en glaner une sur six éditions différentes, Girardelli n’aura certes pas eu le succès qu’il méritait aux Jeux Olympiques, mais entre blessures, mésaventures administratives et mauvais timing, aura marqué l’histoire du sport luxembourgeois qui l’élira six fois sportif de l’année. D’une résilience sans égale, en constante recherche de la perfection qui lui vaudra d’être considéré comme ennuyeux, l’athlète aura sacrifié sa vie dans la recherche de l’excellence. Et comme un symbole, c’est après une année mitigée et une lourde chute dans la compétition que le phénix aura su renaître de ses cendres pour remporter les deux seules médailles de l’histoire du sport d’hiver luxembourgeois. Plus que suffisant pour que David Zwiling lui demande, enfin, de lui signer un autographe.
Tendai Michot.
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