Remontons dans les années 1960. Le rallye est une discipline encore modeste, mais qui prend peu à peu de l’essor en intégrant des voitures plus sportives. Les véhicules deviennent plus petits et plus agiles, et les spéciales de rallye voient le jour. La Mini Cooper S est à cette époque l’une des icônes de l’évolution du rallye.
Arrivent ensuite les années 1970. Face à une demande de plus en plus forte, le Championnat du monde des rallyes (WRC) est créé en 1973. Cette discipline est alors dominée par une catégorie phare : le Groupe 4, soit l’une des plus grosses catégories existantes à cette époque (la plus puissante étant le Groupe 5, réservé à des prototypes qui ne seront pas vraiment concernés par le rallye). Ces années 70 sont marquées par l’arrivée des premiers règlements automobiles, que ce soit en Formule 1 ou en rallye. Le Groupe 4 stipule alors que les voitures inscrites doivent être de série, produites pour le grand public à au moins 500 exemplaires sur 12 mois consécutifs, et que les constructeurs transforment en voiture de course pour pouvoir les engager ensuite en rallye. Mais les règlements sont complexes et seront donc sujets à interprétation. Le premier constructeur qui commencera à jouer avec les lignes sera Lancia, qui lance la Stratos. La firme italienne produira cette voiture uniquement pour s’engager en rallye et contournera par conséquent le règlement en l’adaptant dans un second temps pour la route. Hélas, c’est une voiture d’une grande complexité pour son époque et elle coûte cher. Elle sera alors très difficile à vendre au grand public et engagera des coûts monumentaux pour Lancia. À ce moment-là, personne ne s’alignera sur le constructeur dans une discipline encore jugée comme modeste, et la Stratos remportera le championnat du monde trois années de suite (de 1974 à 1976). Mais un constructeur va ensuite briser ce quasi-monopole : Renault et sa fameuse R5, qui passera d’une banale voiture économique à traction avant en une voiture de course propulsée et à moteur central. Le concept Renault 5 Turbo voit alors le jour et gagnera plusieurs titres.
En 1978, après des négociations sur de nouvelles réglementations entre la FISA (Fédération internationale du sport automobile) et le BPICA (Bureau permanent international des constructeurs d’automobiles), la direction du rallye mondial va décider de simplifier les groupes numéraires en groupe de lettres, qui vont progressivement mener à l’apparition du Groupe B, prévue pour le 1er janvier 1982. L’objectif de celui-ci, qui doit remplacer le Groupe 4, est d’attirer davantage de constructeurs vers le sport automobile en promettant un développement plus rapide et moins cher pour les voitures. Surtout, il n’y a plus besoin de produire 500 exemplaires de série, mais 200. Les règles sont assouplies à tous les points de vue : la puissance, les dimensions, l’empâtement des voitures, les pneus… L’exigence baisse drastiquement, et les constructeurs vont en profiter. Ils ont cinq ans pour se préparer à cette toute nouvelle génération. Durant cette période de transition, chacun va y aller de son innovation. Audi tentera d’intégrer les 4 roues motrices, jusque-là quasiment inexistantes excepté sur les camions, les tracteurs ou les véhicules militaires, et va se heurter à un point du règlement : celles-ci sont interdites. Mais après plusieurs négociations entre les représentants d’Audi et ceux du BPICA, elles seront finalement… autorisées ! Maladroite et peu fiable, les constructeurs ne voient pas en la Quattro une voiture capable de dominer la discipline, et aucun ne s’opposera à l’homologation de cette amélioration.
En octobre 1980, le Groupe B est officiellement approuvé, mais bat déjà de l’aile puisque de nombreux pays influents en rallye ne veulent pas de voitures de course sur leurs routes publiques. Or, Ford et Lancia ont déjà lancé le développement de la leur, et le BPICA proteste auprès de la FISA. Arrive alors le conflit FISA-FOCA, qui allait officiellement lancer le projet Groupe B. Jean-Marie Balestre, patron de la FISA, et Bernie Ecclestone, directeur de la FOCA (Formula One Constructors’ Association), sont en désaccord sur les aspects commerciaux de la Formule 1– sport automobile le plus populaire de la planète – et le conflit met en péril l’avenir de la FISA, qui se dit dans le même temps que les constructeurs présents en rallye sont bien différents de ceux de la F1 et que les convaincre d’investir encore plus pourrait signer l’arrêt de mort de la FISA. Le Groupe B est revoté et accepté dans l’intégralité des compétitions de rallye.
En 1981, il n’est pas encore prêt et la FISA laissera les voitures des Groupes 1 à 5 concourir pour les différents championnats de 1982 afin de laisser le temps aux constructeurs de développer une voiture conforme au nouveau règlement, qui entrera officiellement en vigueur pour tous les véhicules à partir de 1983. On retrouve alors l’Opel Ascona, la Lancia 037, mais aussi… l’Audi Quattro, qui remporte cette année-là le Championnat du monde. Mais ce nouveau règlement fait encore jaser et les constructeurs ne sont pas enclins à investir énormément d’argent sans être sûrs de ne pas avoir à tout repenser quelques années plus tard. Alors, la FISA va prendre une décision assez insignifiante : elle s’engage à ce qu’il ne change sous aucun prétexte pendant une durée de cinq ans, soit jusqu’au 31 décembre 1987. C’est ainsi qu’un règlement ultrasouple, additionné à une garantie de non-changement pendant cinq ans, va donner naissance à l’une des périodes les plus folles de l’histoire du sport automobile, avec les voitures les plus incroyables jamais créées.
L’année 1983 verra le véritable lancement du Groupe B et sera marquée par la lutte sans merci entre deux constructeurs : Lancia et Audi. On a alors d’un côté la firme italienne et son fonctionnement plutôt classique, et de l’autre l’allemande et ses quatre roues motrices innovantes. Sur piste sèche, la Lancia 037 n’aurait pas trop de difficultés à rivaliser avec la Quattro. Mais dans le tumulte boueux d’une course de rallye, elle n’a quasiment aucune chance. D’autant plus que chez Audi, les pilotes se nomment Hannu Mikkola, Stig Blomqvist et Michèle Mouton, et comptent à leur actif pas moins de 21 courses remportées. Chez Lancia, on pouvait se fier aveuglément à un Walter Röhrl génial sur la route, mais dont l’objectif n’était pas forcément de redevenir champion du monde.
La saison 1983 s’ouvre avec un rallye de Monte-Carlo enneigé et glacé. Dans ces conditions, les chances sont très maigres pour Lancia de s’imposer face à une Audi Quattro irrésistible. Alors, pour se donner tous les moyens d’y arriver, Lancia se procurera le maximum de sel possible et le dispersera sur la route du rallye pour faire fondre la glace. Cesare Fiorio, le team principal de l’écurie transalpine, avouera même avoir demandé aux autorités locales de s’occuper des routes. « On leur a expliqué qu’il y avait beaucoup de glace à certains endroits et que c’était dangereux pour les pilotes et les spectateurs. Ils nous ont dit d’accord, et sont allés nettoyer les routes. » Le rallye de Monte-Carlo verra monter sur le podium deux voitures à propulsion Lancia. Lors des courses suivantes, Audi reprendra le pouvoir, remportant consécutivement la Suède, le Portugal et le Kenya et prenant les rênes du championnat.
Le rallye de Corse pointe alors le bout de son nez. Sur une route très sèche, tout le monde s’attend à voir Lancia faire le plein de points. La marque italienne inscrira non pas deux voitures comme à l’accoutumée, mais quatre, et raflera les quatre premières places du classement, reprenant ainsi la tête du championnat. Tout au long de la saison, Lancia usera de stratagèmes pour grappiller le maximum de points possible. Couplée à des prestations d’anthologie de Walter Röhrl, notamment celle effectuée lors du rallye de Sanremo, la Lancia 037 remportera 33 des 58 spéciales de la saison avec le pilote allemand à son bord, ce qui lui vaudra le titre de champion du monde constructeurs, même si Hannu Mikkola remporte le titre chez les pilotes, au volant de son Audi Quattro après la non-participation de Lancia lors des ultimes dates. 1983 marquera alors la dernière année d’une voiture à propulsion championne du monde.
En 1984, Audi arrive avec une Quattro de… 450 chevaux, quatre roues motrices et le Turbo. Tout cela permet au constructeur allemand d’avoir une voiture absolument incroyable qui sort des virages comme un boulet de canon. Audi remporte tranquillement l’année 1984, que ce soit au championnat constructeurs ou à celui des pilotes, avec Stig Blomqvist en tête d’affiche.
La fin de l’année 1984 sera pourtant marquée par l’avènement d’une adversaire redoutable : la Peugeot 205 Turbo 16 Évolution. Encore une fois, Peugeot a en quelque sorte contourné le règlement en créant cette voiture dans un premier temps pour le rallye, avant de la décliner en modèle de série. C’est ainsi que l’année 1985 démarre sur les chapeaux de roue : Peugeot, Audi, Renault, Lancia, MG, Toyota, Ford, Citroën… tous construisent des moteurs à plus de 600 chevaux, le Turbo et les quatre roues motrices deviennent la norme et les constructeurs vont aller de plus en plus loin dans les subtilités du règlement. Ce dernier ne donne en effet aucune précision sur les arceaux qui doivent protéger le pilote dans la voiture et on retrouvera sur certains véhicules des arceaux en aluminium creux, mais aussi en carton (dans des Delta S4 ou des 037, par exemple).
L’engouement est de plus en plus grand de la part des constructeurs, des pilotes, mais aussi des spectateurs, et le Groupe B est à ce moment-là dans sa période la plus folle. Le spectacle est on ne peut plus au rendez-vous, la Peugeot 205 T16 remporte haut la main l’année 1985 et Timo Salonen sera sacré champion du monde. Plus petite et optimisée, elle surclassera une Audi Quattro qui perdra petit à petit de sa superbe. Au lendemain de chaque victoire, les 205 se vendent comme des petits pains.
La folie du Groupe B prend pourtant un peu trop d’ampleur, le spectacle commence à aller trop loin, et l’année 85 est marquée par plusieurs accidents, dont un premier mortel.
Attilio Bettega trouve la mort au rallye de Corse en perdant le contrôle de sa Lancia. La voiture, qui percute plusieurs arbres, dévale des centaines de mètres avant de se briser en deux. Le pilote italien décède sur le coup, tandis que son copilote Maurizio Perissinot s’en sort indemne. Ce premier accident grave va attirer l’attention sur la sécurité des voitures ultrapuissantes du Groupe B. Trois mois plus tard, Ari Vatanen, véritable légende du rallye, se blesse gravement lors du rallye d’Argentine. Alors qu’il mène la spéciale aux côtés de Terry Harryman, le Finlandais part à la faute à cause d’un trou creusé par les fortes averses et sort de la route. L’accident, déjà impressionnant, sera aggravé par l’arrachement du baquet de ses fixations, laissant le pilote s’écraser à l’intérieur de la voiture. Il sera hélitreuillé vers un hôpital local, puis à Córdoba, avant d’être transféré à Helsinki. Une vertèbre cervicale fracturée, huit côtes et une cheville cassées, un poumon perforé et des vertèbres lombaires endommagées lui font frôler la mort. Il entamera de longs mois de rééducation et après une profonde dépression, il reprendra le volant en octobre 1986 lors du rallye de Sanremo.
L’année 1986 s’ouvre, et son histoire va définitivement partir en vrille. Les pilotes à la conquête du titre mondial sont de plus en plus nombreux : Henri Toivonen (Lancia), Markku Alén (Lancia), Walter Röhrl (Audi), Timo Salonen (Peugeot), Tony Pond (MG)… L’engouement est toujours plus dingue et le public de plus en plus fou. Un jeu consistait d’ailleurs à s’approcher le plus près possible des voitures et à s’échapper au tout dernier moment, quand celles-ci arrivaient. Si un spectateur réussissait même à en toucher une, il devenait une véritable star.
De nombreux pilotes se sont exprimés à ce sujet et il n’était pas rare, à la fin de certaines spéciales, de retrouver des cheveux, du sang et même des doigts sectionnés… Plus les années passaient, plus les voitures étaient puissantes et plus les gens s’approchaient. Ce n’était plus qu’une question de temps avant de compter les premiers morts dans le public. Au rallye du Portugal, où une foule de 300 000 à 400 000 personnes était venue s’amasser au bord des routes, alors que Henri Toivonen et Markku Alén prennent une option sur la victoire, Joaquim Santos, à bord de sa Ford RS200, va percuter des spectateurs en tentant d’en éviter d’autres… Le bilan est de trois morts et plus d’une trentaine de blessés. On assiste alors à une grève des pilotes, qui signent une lettre destinée aux officiels stipulant que les spectateurs étaient les seuls responsables de l’accident et demandant que des changements soient effectués dans l’organisation pour empêcher que de tels accidents ne se produisent. Audi se retirait dans le même temps pour mettre encore plus de pression à la FISA.
La réponse de la Fédération ? Des menaces pour les pilotes qui ne reprendraient pas le volant, et une lettre de Jean-Marie Balestre félicitant les responsables du rallye du Portugal qui avaient continué la course malgré la grève, sans aucune mention du drame et des spectateurs indisciplinés.
Les premiers signes de la fin pointent le bout de leur nez et précéderont l’événement qui signera l’arrêt de mort du Groupe B : le décès de Henri Toivonen, l’un des meilleurs pilotes du plateau. Deux manches après le rallye du Portugal arrive celui de Corse, pour la spéciale Corte-Taverna. Henri Toivonen, pilote de la Lancia Delta S4, est atteint d’une grippe, mais son team et la Fédération font le forcing pour qu’il prenne tout de même le départ, malgré la prise de médicaments. Au deuxième jour de l’épreuve et après sept kilomètres, Henri Toivonen et son copilote Sergio Cresto quittent la route après un virage à gauche et plongent dans un ravin. La voiture s’écrase, prend feu, et ne laissera aucune chance au pilote finlandais et à son copilote. Personne ne saura ce qu’il s’est réellement passé. Un problème technique ? Une faute humaine ? La vérité ne se saura sans doute jamais, car la FISA ne procéda qu’à une enquête sommaire de la voiture. Cet accident fera pourtant peur à tout le monde et remettra sérieusement en question le fait d’utiliser des voitures aussi puissantes sur des routes départementales. Quelques jours après la mort de Toivonen et Cresto, la FISA déclare la fin du Groupe B pour la fin de l’année.
Le Groupe B disparaît ainsi à l’issue de la saison 1986. Juha Kankunnen et Peugeot deviennent les tout derniers champions du monde de cette période dorée du rallye. Le Groupe B devait initialement être remplacé par le Groupe S en 1988, qui aurait compté des voitures pouvant atteindre jusqu’à 1 000 chevaux. Le projet ne verra finalement pas le jour en rallye, mais tous les constructeurs, voyant l’engouement fou du public et la capacité des voitures, chercheront d’autres moyens de faire rouler leurs bolides. On retrouvera bon nombre d’entre eux dans d’autres disciplines : le rallycross et l’autocross, l’enduro ou encore… le Pikes Peak, l’une des plus célèbres courses de côte au monde qui se déroule dans le Colorado, aux États-Unis. C’est ici que l’Audi Sport Quattro et la Peugeot 205 Turbo 16 se sont livré une lutte dantesque en 1987, un an après la fin du Groupe B. En 1988, la Peugeot 405 T16 établissait le record de la montée la plus rapide à Pikes Peak et le conservera jusqu’en 1994. À ce jour, la dernière victoire d’une voiture du Groupe B remonte à 2004, avec le triomphe de Stig Blomqvist et sa Ford RS200E.
36 ans après sa disparition, le Groupe B continue à fasciner les passionnés de rallye et de sport automobile. Alors que l’hybride fait son arrivée en WRC, tous continuent de le décrire comme l’âge d’or de la discipline. Car même s’il a été décrié, il aura fait l’unanimité auprès de la plupart des pilotes.
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